Cette semaine, je suis allée à la rencontre de James et Samia, élèves de 3ème dans un collège du 78. Je suis venue à eux avec une question toute simple : qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? Ils m’ont raconté leurs doutes et leurs rêves du haut de leurs 14 ans.
Trouver un métier : une problématique vide de sens
Entre rêve et réalité : l’influence de l’environnement familial
Pour Samia, il est évident que dans sa famille il faut faire des études longues. Son grand-frère et ses deux soeurs poursuivent encore leur cursus universitaire. En informatique, en communication et en langues appliquées. Elle ne sait pas ce qu’ils feront plus tard. Mais pour l’heure, elle doit choisir sa filière. Pour quel métier ? Ça, la jeune fille ne le sait pas encore.
Pourtant les choix d’orientation en fin de 3ème approchent. C’est pourquoi Samia a poussé il y a dix jours la porte du CDI de son collège. Difficile de savoir par quoi commencer. Trouver un métier qui lui corresponde, voilà son espoir ! « Je sais bien que ça ne peut pas être comme au supermarché, me confie Samia. Mais j’aimerais trouver un gros gâteau au chocolat qui me donne envie de croquer dedans ! « James lui lance un coup de coude en riant : « C’est parce que tu ne sais pas quoi faire ! »
La réalité c’est que Samia et James se trouvent trop jeunes pour choisir si tôt un métier. « C’est comme quand t’es petit et qu’on te demande si tu veux être pompier ou conducteur d’engin de chantier. T’en as jamais vus en vrai, t’as juste joué avec tes Playmobil ou ceux de ton cousin. Bref, tu connais rien de leur vie, mais t’as l’impression que c’est cool. » De son côté, James refuse d’aller au CDI, encore moins au CIDJ, trop loin. Ses parents lui ont dit qu’il fallait qu’il réfléchisse d’abord à ce qui lui plaisait. Il a quelques idées : Youtube, les réseaux sociaux, les jeux en ligne. Mais de là à trouver un métier avec un intitulé précis et une fiche répertoriée…
Projection fantasmée et marché du travail
Samia se moque de lui et de ses envies de youtubeur. Elle trouve que ce n’est pas réaliste et préfère se recentrer sur des parcours ouvrant à divers métiers, comme la communication. « Je ne sais pas comment on appelle les gens qui bossent dans la comm’, mais je trouve que ça fait classe sur une carte de visite ! » Mais Samia s’inquiète, car la fiche métier consultée stipulait qu’il fallait être bon·ne en orthographe ! En effet, pour rédiger des documents, il vaut mieux éviter de faire des erreurs. Du coup, elle a peur d’obtenir une mauvaise note au brevet et de ne pas être embauchée à cause de ça ! Peur exagérément anticipée qui montre bien une difficulté à hiérarchiser les priorités. Rien d’étonnant à 14 ans !
Ainsi, je constate que les deux jeunes sont finalement un peu perdus entre les images véhiculées par certaines professions et les compétences requises pour exercer un métier. Trouver un métier leur apparait déconnecté de leur quotidien, tant scolaire que personnel. Et c’est bien normal, au vu du peu de contacts entre le monde du travail et l’école. Et ce ne sont malheureusement pas les stages de 3ème qui y changeront quelque chose. Beaucoup de leurs camarades ont dû opter pour des stages fantômes validés par une tante, un grand-père, une collègue de travail du voisin… L’objectif d’apprentissage et d’immersion dans le monde du travail réel et non plus fantasmé tombe souvent à l’eau. Comment choisir habilement son stage quand on ne sait pas encore quel métier on souhaite exercer ? Ou comment transformer une bonne idée en un devoir de plus à rendre, ignorant de son but premier…
Des métiers figés dans le passé
Obsolescence de l’information métier
De plus, les outils à disposition des jeunes ne remplissent pas leur mission. En effet, les fameuses « fiches métiers » illustrent mal la réalité du travail. Même si elles rassemblent un certain nombre d’indicateurs (niveau d’études, salaire, descriptif d’un poste type), elles ne permettent pas une projection de l’adolescent dans la pratique d’un métier. Mais surtout, et les jeunes le savent, elles ne prédisent pas l’accès à l’emploi. Comment garantir que tel ou tel secteur d’activité aura le vent en poupe comme le prétendent les études actuelles ? De fait, l’information métiers souffre d’un défaut de mise à jour. En vérité, nous ne connaissons pas encore les métiers de demain.
Ainsi, James me raconte que son père a gardé une grande méfiance vis-à-vis de l’orientation scolaire au collège. N’étant pas très bon élève, on lui proposait toujours des CAP vitrerie, menuiserie etc. perçus par sa famille et ses amis comme un signe d’échec. Il a finalement opté pour une filière d’avenir, comme on disait dans les années 80. Aujourd’hui, employé dans la grande distribution, il regrette de ne pas avoir suivi une formation professionnelle. Il a découvert, trop tard, qu’il était doué pour fabriquer des meubles et reconnaît qu’un métier artisanal lui aurait mieux réussi. D’ailleurs, il parle de plus en plus de reconversion.
Trouver un « vrai métier » à 14 ans
De fait, la situation de son père perturbe James qui a déjà du mal à choisir sa propre voie. « Moi, je sais pas, j’ai peur de tout ça. Je me dis que si je trouve un vrai métier, mes parents seront contents. » Je lui ai demandé ce qu’il entendait par « vrai métier ». La réponse était nette : un travail qui rapporte de l’argent. A 14 ans, l’aspect pécuniaire d’un métier occupe une place importante. A l’âge des premières sorties entre amis, des négociations autour de l’argent de poche, la question financière est cruciale et ne cessera d’ailleurs pas de l’être. Sur ce critère, James et Samia tombent d’accord : « Il faut qu’on gagne de l’argent » disent-ils en choeur. Trouver un métier c’est nourrir l’espoir de décrocher un job qui permet de s’assumer seul·e.
Pour ces deux jeunes-là, pas d’urgence. Leur situation familiale respective les autorise à choisir une filière longue ou courte, selon leurs besoins. Mais James pense à son meilleur ami, Eric, élevé seul par son père. A l’occasion, il travaille sur les marchés le dimanche et pendant les vacances pour l’aider. Bien qu’il soit plutôt bon élève, Eric n’imagine pas exercer une autre profession que celle de son père. Et ne voit pas l’intérêt de poursuivre sur un chemin qu’il aurait tracé pour lui-même. Samia trouve aussi que c’est vraiment dommage, car Eric a plein de talents. Dans sa famille à elle, les enfants sont incités à faire mieux que leurs parents, filles et garçons confondus. Du coup, elle trouve que le père d’Eric vit dans un monde « arriéré ».
En fait, la réalité sociale de chaque famille détermine les choix d’orientation, plus que tout autre facteur. Pierre Bourdieu, un des plus grands sociologues du XXème, a déjà montré comment la reproduction sociale empêche les nouvelles générations d’aspirer à une condition meilleure que celle de leurs parents. Les critères d’ascension sociale tournent autour de la rémunération, mais pas seulement. L’image du métier exercé, valorisé ou non par la société, son degré de servitude à la hiérarchie comptent également beaucoup. Or, comme le montre aujourd’hui le sociologue Bernard Lahire, dans son dernier ouvrage, Enfances de classes. De l’inégalité parmi les enfants, les inégalités de classes influencent durablement les parcours de vie, les réussites ou les échecs scolaires.
Comment trouver un métier tout en résistant à la pression ?
La pression scolaire
Par ailleurs, les jeunes subissent la pression de leur collège qui les astreint à apprendre sous la contrainte des notes. Et les enjoint à trouver un métier qui correspond à leurs résultats scolaires, plutôt qu’à leurs compétences et appétences. Le spectre de Parcoursup qui attend les élèves au tournant de leur Terminale maintient l’angoisse de l’orientation jusqu’à la fin du lycée.
Ainsi, le profil de Samia correspond à celui de nombreux·ses collégien·ne·s. Elève bonne dans toutes les matières, elle subit le syndrome de la fée clochette (Disney). Vous vous souvenez de cette petite fée qui cherche son talent et admire ses consoeurs pour leurs remarquables réalisations dans la nature ? Etre une fée bricoleuse est tellement dévalorisant qu’elle tente par tous les moyens de mettre son grain de sel ailleurs. Avoir un talent ouvre des portes bien sûr, mais pas toujours celles qu’on souhaite. A sa manière, Clochette crée sa propre voie en imaginant de nouvelles machines pour sauver la préparation du printemps. Cet exemple montre qu’un talent seul n’exploite pas toute la mesure des possibilités de celle·celui qui le détient.
En particulier, la pression des notes n’engage pas les jeunes à chercher quelle pourrait être leur singularité. Au contraire, ils ont l’impression qu’ils·elles doivent se conformer à des modèles existants, dans la famille ou dans la société. A quel moment leur demande-t-on quelles sont leurs particularités ? Favorise-t-on seulement l’esprit d’entreprise ? Leur en laisse-t-on le temps ? La réponse est non. La course aux notes, l’absence de recul et de mise en perspective de soi empêchent de se poser des questions. Samia me dit : « En fait, j’avais l’impression qu’en trouvant la bonne fiche, j’allais trouver le bon travail. Mais il n’y a rien dans la fiche. Je n’arrive pas à savoir si c’est le bon choix. Pourquoi un métier plutôt qu’un autre. »
La pression sociale
Cependant, en creusant plus avant avec elle, je me rends compte qu’elle n’a jamais envisagé d’autres voies que celles de ces proches. As-tu déjà réfléchi tout au fond de toi pour te demander ce que tu aimes faire ?
En fait, Samia ne comprend pas vraiment le sens de ma question. James, lui, voit très bien où je veux en venir. Il a déjà entendu parler d’ascenseur social, de lutte des classes avec son grand-père, un ancien mineur d’East Midlands (Royaume-Uni). Sa mère est la seule à avoir fait des études sur les trois enfants de sa famille. Elle aurait bien aimé étudier la photographie, mais finalement elle devenue experte-comptable. D’ailleurs, James est très fier de sa mère et me confie qu’elle est son modèle de réussite. Il explique à Samia que grâce à elle, il se dit que rien n’est impossible ! Et surtout qu’il est libre de choisir sa voie.
Matières scolaires versus compétences douces
Arrivé au terme de mon entretien avec les deux élèves de 3ème, je leur demande s’ils savent ce qui leur manque pour prendre une décision d’orientation. Mais c’est eux qui me retourne le questionnement. Comment trouver un métier en s’affranchissant de l’expérience familiale ? En dépassant les clichés de classe ? En limitant la pression du collège ? Effectivement, je ne leur cache pas que l’enjeu est énorme et qu’ils vont devoir compter sur leurs ressources personnelles. Mais la bonne nouvelle c’est qu’il existe sans doute des adultes, éducateurs, parents, prêts à discuter et à accompagner leur réflexion.
Pour les rassurer face à l’avenir du marché du travail, je leur parle de compétences douces. La prof d’anglais de Samia en a déjà parlé en classe et a même prévu de monter une chorale pour favoriser la coopération et le travail d’équipe. En effet, s’adapter, coopérer, savoir s’exprimer et expliciter ses idées, échanger ses compétences dans le cadre d’un projet sont des habilités sociales que les jeunes utiliseront dans leur avenir professionnel. Ces soft skills leur permettront de s’adapter aux demandes d’un marché du travail en constante évolution. James et Samia semblent soulagés de constater que tout ne repose pas que sur les notes. Et que des employeurs pourraient également s’intéresser à eux pour leurs compétences sociales et émotionnelles.
Cet échange avec deux adolescents de 14 ans m’a beaucoup touchée et m’a montré que trop souvent nous, adultes, perdons de vue la finalité des études : des outils pour entreprendre et se réaliser. Et cela s’applique à toutes les familles de métiers. Samia et James repartent en promettant de réfléchir à des projets immédiats à mener en classe. J’espère que leurs idées plairont à leurs professeurs principaux !