Pourquoi Mehdi travaille-t-il dans une banque et pas dans une pâtisserie ?
Derrière cette question un peu étrange se cache un enfant de 11 ans. Gourmand et obstiné, Mehdi rêve en 6ème de devenir pâtissier. Pourtant à 25 ans, il est devenu chargé de clientèle dans une banque. Si j’ai envie de parler de lui aujourd’hui, c’est parce que je n’ai jamais rencontré autant de détermination que chez ce camarade de classe. A tel point, qu’à plus de 40 ans aujourd’hui, je m’en souviens encore… Si au début il a dû essuyer les sarcasmes des copains, ceux-ci s’étaient vite épuisés devant son obstination. Nous autres, nous voyions vétérinaire, archéologue ou inspecteur de police. Mais pas pâtissier… Etait-ce une lubie ? Une volonté de se démarquer ? Un pied de nez à sa famille ? Une passion pour le sucre et les belles pièces montées ? Je ne le saurai jamais.
Parmi toutes ces questions, une seule me taraude encore aujourd’hui. Qu’est-ce qui a pu motiver son changement de parcours ? En imaginant, à tort ou à raison, toutes sortes de scénarios, j’interroge le regard des autres, ses parents, nous, la société.
Fin du rêve : « Tu resteras dans ta classe (sociale) mon fils »
Ce garçon discret était fils de profs, travailleur, bon élève, lunettes, même bermuda toute l’année. De fait, la pâtisserie n’était pas considérée comme un objectif professionnel dans sa famille. Pour réussir aux yeux de ses parents, Mehdi devait au minimum devenir lui même enseignant. Le mieux étant qu’il atteigne le saint Graal de l’université.
Mais Mehdi n’avait pas vraiment le cœur à étudier une seule matière pendant des années. Il avait plutôt envie de créer, modeler, faire monter la Chantilly et y mêler un soupçon de fleur d’oranger. Très vite, ses parents lui ont fait comprendre que faire des gâteaux, c’était sympa, mais uniquement le dimanche et à condition d’avoir fini ses devoirs! Fin du rêve.
Difficile de dépasser le clivage « manuel » versus « intellectuel »
Alors, l’ado prend conscience qu’il existe une échelle de valeurs entre les métiers. La fameuse dichotomie entre « manuel » et « intellectuel ». Il sent bien qu’elle est arbitraire, qu’elle n’a aucun fondement. Bien qu’il ait du caractère, Mehdi n’a pas la force de résister à une pensée qu’il devine puissamment dominante. Et pour cause, elle perdure depuis l’Antiquité !
De plus, il n’a pas envie de décevoir ses parents. En effet, ces derniers sont très fiers des études qu’ils ont menées plus jeunes. Ils ont tendance à idéaliser leur propre parcours et à rêver que leur enfant prenne leur suite.
Comment sortir de ce clivage stupide qui met dos à dos des compétences pourtant complémentaires ?
La conversation scientifique sur France culture « Intellectuel ou manuel, faudrait-il donc choisir ?»
Les effets de mode peuvent briser des stéréotypes
Aujourd’hui en 2019, après 20 ans de télé-réalité et d’émissions culinaires, ces parents penseraient-ils toujours que leur enfant doit choisir un métier intellectuel ? En effet, le métier de pâtissier a repris du galon, porté par des stars de la profession. Peut-être les parents de Mehdi auraient-ils admiré le parcours de Thierry Marx et se seraient-ils pris à rêver d’une chaîne de magasins gérée par leur fiston ?
Ainsi, cet exemple montre combien, d’une époque à l’autre, la perception des métiers peut évoluer. Les artisans, autrefois plus nombreux, étaient perçus comme des travailleurs manuels enchaînés à leur atelier/boutique. A présent, les échoppes conceptuelles fleurissent au gré des disparitions de commerces de proximité plus traditionnels. En outre, la tendance du bio renforce un regain d’intérêt pour les petites structures. Les aspects manuels des métiers de bouche sont relégués au second plan.
L’argent : le rêve sous-jacent des parents ?
Et si ce que craignaient tout simplement les parents, ce n’était pas plutôt que leurs enfants ne gagnent pas suffisamment leur vie ? Entre vendre des gâteaux et vendre des produits financiers, la marge peut s’avérer vertigineuse…
Mais, si au lieu de cliver les deux, on les assemble pour donner au pâtissier des outils de gestion plus performants. Qu’à ce même pâtissier on ouvre la possibilité d’investir, de recruter, de former d’autres jeunes, de les embaucher à leur tour. Bref, de s’insérer dans la vie d’un quartier. Alors sa richesse sera tout aussi enviable. Une richesse personnelle, un sentiment d’accomplissement de soi. La réalisation d’un rêve.
Bien sûr, l’argent compte et il est la juste rétribution d’une tâche. Mais il ne symbolise pas la représentation d’un métier chez un jeune. Quand on pense à la profession qu’on rêverait d’exercer, on se voit en situation, avec ses outils et ses matériaux, pas avec son relevé de banque.
Le goût d’entreprendre comme horizon d’accomplissement
Finalement, la force de Mehdi c’était son esprit d’initiative, sa liberté de penser, sa capacité à se projeter dans un métier, quel qu’il soit. Et si plus tard, il a préféré la banque, je fais le pari de croire que c’est pour coller à l’image qu’il avait de lui-même. Je lui souhaite d’être devenu un accompagnateur de projets, attentif et passionné. Peut-être sera-t-il particulièrement sensible aux parcours de ceux qui se rêvent pâtissiers ! Mais il aura sans doute l’intelligence de s’ouvrir à tous.
Le goût d’entreprendre n’a de limite que la passion, le cœur qu’on y met. Que ce soit la pâtisserie ou la banque, c’est la joie, le bonheur de s’identifier à une image, à des gestes, à des savoirs faire. A l’échelle d’un ado, c’est se rêver dans la peau d’un personnage qu’on n’est pas encore. Cet élan apporte davantage qu’une cerise sur le gâteau !