Le 10 novembre dernier le Global Teacher Prize remettait son prix à Keishia Thorpe et plaçait Juline Anquetin-Rault dans son top 10 des enseignants à la pédagogie reconnue. Chaque année, ce sont entre 8 et 12 000 candidats du monde entier qui concourent pour décrocher ce prestigieux prix anglais. Déjà inscrite l’an passé, Juline Anquetin-Rault se hisse aujourd’hui parmi les 10 enseignants les plus remarqués par un jury international. 121 pays étaient représentés pour l’édition 2021. La France comptait deux candidates qui ont toutes deux fait partie des 50 premiers : Juline Anquetin-Rault de Rouen ainsi que Gaëlle Assoune de Nice. Le prix a été remis par Isabelle Huppert en personne, mais aucun représentant de l’Education nationale n’a crû bon de relayer l’événement.
Chez Weeprep, on a eu envie d’en savoir un peu plus sur cette super prof d’histoire-géographie. Et par chance, Juline nous a octroyé une interview passionnante où elle nous parle de son expérience et de sa pédagogie. Elle enseigne actuellement l’histoire-géographie aux élèves du CFA Simone Veil de Rouen, ainsi que d’autres matières au cours de soutien scolaire Réaubourg qu’elle a créé en 2009. Elle y dispense des cours de français, philo, maths, histoire, géopolitique, méthodologie, mémorisation et préparation au Grand Oral.
Parcours professionnel et approches pédagogiques : trouver des réponses à la réalité du terrain
Quel parcours t’a conduite vers l’enseignement auprès d’ados et de jeunes adultes ?
Tout d’abord, j’ai fait un double cursus histoire et histoire de l’art pendant deux ans à l’université. Puis j’ai obtenu ma Licence et ma Maîtrise d’histoire. Ensuite, j’ai passé le CAPES et l’agrégation, [les concours qui permettent de devenir professeur d’histoire-géographie en collège et lycée, ndlr]. Je savais que c’était difficile et très sélectif. J’avais pris des cours de soutien en géographie et arrêté mon job d’étudiante pour me consacrer aux concours. Malheureusement, je l’ai raté à 3 points sur 100. Nous étions 6 000 pour 600 places environ. J’étais effondrée, j’ai cru pendant longtemps qu’il y avait une erreur. Mon épreuve orale était publique et j’avais eu de bons retours alors qu’au final j’ai eu 5/20 ! J’ai entamé des démarches pour avoir des explications, mais je n’ai reçu qu’une lettre incompréhensible.
Finalement, j’ai retenté mais en ayant dû reprendre un boulot pour me financer. Je faisais du soutien scolaire en collège. C’est là que j’ai eu l’idée de monter ma propre entreprise de soutien scolaire. J’avais 24 ans. Actuellement, je suis toujours auto-entrepreneure et prend en charge des élèves de la 6ème à la Terminale.
De plus, j’ai travaillé en école privée, auprès d’adolescents en sport études. J’ai été prof de maths, de management, de méthodologie. En 2015, je suis arrivée au CFA Simone Veil à Rouen et j’ai découvert les filières d’apprentissage. C’était une autre organisation : voir les élèves une fois toutes les 3 semaines, avoir des programmes plus légers et des niveaux hétérogènes. Et j’ai adoré ! J’aimais le challenge, l’idée de vulgariser ma matière de prédilection, l’histoire-géographie et l’EMC.
Par ailleurs, j’ai repris mes études pour finaliser mon Master 2. J’ai eu une dérogation pour le préparer en 3 ans de manière à poursuivre mon activité professionnelle. Puis, il y a deux ans, j’ai décidé de changer de méthode d’enseignement. J’ai fait un week-end de « découverte Montessori » pour les 12-18 ans. En fait, j’ai adapté cette méthode aux besoins de mes élèves. Quand j’ai mis ça en place en classe, j’ai tout de suite vu que ça fonctionnait.
Quelles expériences t’ont permis d’élaborer ta propre pédagogie ?
Ma devise c’est de les laisser faire. Je favorise les apprentissages, la mémorisation, par la pédagogie de la « classe autonome ». C’est une méthode de travail pragmatique que j’ai développée en me fondant sur mes expériences. L’autonomie augmente les capacités de travail et aide à développer ses compétences d’apprenant (métacognition).
Déjà en 2008-2009, lorsque je faisais du soutien scolaire pour les collégiens, je les aidais à réviser, à apprendre, et je leur donnais des techniques de mémorisation. C’est là que j’ai commencé à m’interroger sur ma pratique pédagogique. Ensuite, avec mes élèves du lycée de sport d’Evreux, j’ai développé une pédagogie fondée sur l’image et j’ai acheté alors mon premier vidéoprojecteur pour mes classes, car pour moi l’image est très importante. Puis de 2013 à 2016, au sein de l’école Akiba, j’ai développé une pédagogie fondée sur une approche de l’histoire à travers la vidéo et le cinéma, une méthodologie évolutive. Les trois années suivantes, au lycée Saint Hilaire à Paris, j’ai enseigné uniquement la méthodologie : en français, philosophie, histoire-géographie, mathématiques et anglais. J’ai conçu alors une méthodologie évolutive et adaptée aux examens en travaillant en partenariat avec les professeurs de chaque matière.
Enfin, à partir de 2015 et mon entrée au CFA Simone Veil de Rouen, je commence à élaborer ma pédagogie de « la classe autonome » adaptée à mes élèves de CAP et BP en boulangerie, pâtisserie, chocolaterie, charcuterie, boucherie, traiteur, poissonnerie, fleuristerie, vente et commerce. Elle prend sa forme actuelle il y a deux ans et demi.
Qu’est-ce que la pédagogie de la « classe autonome » ?
Mes séances se déroulent selon un schéma précis en trois temps :
- un cours classique d’environ 20 minutes dans lequel je transmets les informations principales,
- des ateliers en autonomie que les élèves réalisent à leur rythme et autant de fois qu’ils le souhaitent,
- une vérification par l’auto-évaluation.
La plupart des élèves étudient à plusieurs, ils coopèrent. Et leurs résultats sont bien meilleurs, même s’il y a encore des difficultés. En travaillant en autonomie, ils s’investissent davantage dans les apprentissages, surtout qu’ici il s’agit de manipulations. En effet, les neuro-sciences et les sciences cognitives ont montré que l’on apprend mieux en étant en action, en faisant plutôt qu’en écoutant.
Bien sûr, je suis les programmes, mais sur certains chapitres je vais au-delà, pour les stimuler. Les élèves s’intéressent quand on ne les prend pas pour des imbéciles. Je les emmène loin. Par exemple en EMC, je fais toutes les religions, donc je vais plus loin que les programmes. Je fais ça aussi pour la politique en présentant les différentes idées, les différents partis, etc. Pour moi, ce sont les chapitres les plus importants, ceux qui forgent le vivre ensemble, la citoyenneté. J’adore la matière que j’enseigne.
Dès que je peux, je leur raconte des trucs drôles. Par exemple, on a un rituel ludique en classe : à partir de la date du jour, et une année, comme le 29 novembre 1226, ils doivent poser des questions et trouver ce qui s’est passé ce jour-là. Pour cette fois-là, il a été question de Saint Louis, mais on peut parler de l’Antiquité, d’œuvres d’art etc.
Le Global Teacher Prize récompense le meilleur professeur de l’année
Quels sont les critères de sélection au Global Teacher Prize ?
Le Global Teacher Prize n’est pas connu en France. D’ailleurs, peu d’enseignants français pensent à y participer. Ce n’est pas dans notre culture. Pourtant c’est une aventure très enrichissante qui permet de dialoguer avec de nombreux enseignants partout dans le monde.
Je l’avais présenté l’année dernière et j’avais passé les deux sélections, mais pas je n’avais pas été retenue.
Les critères de sélection sont nombreux :
- la pédagogie bien sûr,
- les challenges auxquels on est confronté,
- l’innovation (j’utilise beaucoup de vidéos et des jeux numériques comme des quiz),
- les résultats (dans mon cas, les élèves ont augmenté leurs résultats de 30% environ),
- l’adaptabilité de la pédagogie dans d’autres pays, pour différents publics d’élèves,
- la formation du citoyen,
- les activités éducatives en dehors de la salle de classe : ma chaine Youtube, le bureau des élèves (BDE) pour lequel j’organise des sorties culturelles et un voyage. Par ailleurs, à l’agence de soutien, je parraine deux enfants dans le monde : un en Afrique et un en Chine pour leur permettre d’accéder à l’enseignement.
- ce qui a été mis en place pendant le confinement,
- la reconnaissance du travail mené par l’enseignant : soutien de la direction, du maire, des élèves, des parents, des personnalités politiques et médiatiques (lettres de recommandation à fournir),
- notre contribution à l’enseignement (documents, vidéos à disposition, formation).
À l’issue de la première sélection, il ne reste plus que 150 professeurs sur les 8 000 au départ. La deuxième sélection s’attache à vérifier la moralité, la réputation, les bonnes conduites et pratiques des enseignants.
Qu’est-ce que t’apporte la reconnaissance de ta pédagogie ?
J’étais extrêmement heureuse d’avoir été retenue parmi les 10 finalistes. Pour moi, c’est l’occasion de faire connaitre mon travail et ma méthode.
Principalement, j’accède à une formidable ouverture sur un réseau de professeurs et de professionnels de l’éducation passionnés. Par exemple, avec les 50 finalistes, on discute tous les jours ensemble sur notre groupe WhatsApp. On partage nos idées, on réfléchit à des projets en commun. Et demain si on veut monter des projets éducatifs, on peut éventuellement se tourner vers la fondation Barclay.
De plus, mon classement confère une meilleure visibilité à la pédagogie de la classe autonome.
D’autre part, plusieurs éditeurs m’ont recontactée pour discuter du carnet de méthodologie pour le CAP que j’ai créé il y a 6 mois et pour lequel je cherchais une maison d’édition. À présent, j’ai aussi des contacts pour écrire un nouvel essai. Donc le Global Teacher Prize est une excellente opportunité pour moi de communiquer davantage et à plus grande échelle sur mon travail et ma méthode.
L’Éducation nationale face aux nouvelles pédagogies
Quelle perception tes collègues et l’institution éducative ont-ils de ton travail ?
Alors, mon équipe et ma direction sont géniales. Ma direction m’a suivie tout de suite. En fait, c’est assez souple au CFA ; je dispose vraiment de toute ma liberté pédagogique, ce qui est très appréciable. Malheureusement, je sais que ce n’est pas le cas partout et que trop souvent l’environnement n’est pas propice pour que les enseignants osent de nouvelles pédagogies.
Depuis ma nomination, je cours beaucoup. Je travaille le matin au CFA, l’après-midi pour l’association des élèves et j’ouvre l’agence de soutien scolaire en fin de journée. Désormais, on me demande d’intervenir dans des lycées pour faire de la formation d’enseignants. J’ai des demandes d’établissements mais aussi d’enseignants qui souhaitent se former individuellement. Je suis très heureuse que ma méthode intéresse des collègues et qu’ils souhaitent expérimenter dans leur propre classe.
Si beaucoup d’enseignants m’ont félicitée, d’autres aussi m’ont qualifiée d’imposteur, du fait que je ne sois pas certifiée. Dorénavant, je ne réponds plus aux commentaires. Mon objectif demeure la réussite de mes élèves et la transmission de ce que j’aime. Donc je me concentre sur ma pratique en tâchant d’être toujours bienveillante et positive.
Je regrette cependant que le ministre de l’Education nationale n’ait adressé aucun message de félicitation à ma collègue niçoise et à moi-même. Je trouve que cela aurait été un message encourageant et positif pour le corps professoral qu’il manifeste publiquement son soutien aux professeurs français dans cette compétition internationale. Cependant, j’ai reçu des messages de félicitations du maire de Rouen et de députés de Normandie, heureux de compter parmi eux une enseignante reconnue par un jury international.
Selon toi, qu’est-ce qu’un bon professeur ?
Il n’y a pas qu’une seule façon d’enseigner. Il y en a des milliers de sortes ! On a montré un aspect de mon travail, mais je fais aussi des choses très classiques. En fait, je cherche ce qui est efficace pour mes élèves. Je crée un processus pédagogique adapté.
Ce qui est important pour moi c’est que les élèves viennent avec le sourire, qu’ils dédramatisent. Il y a tout un travail de psychologie à mettre en place pour leur redonner confiance. Je pense qu’il est important pour un enseignant d’avoir des connaissances en psychologie, en neurosciences et en sciences cognitives. C’est ce qui fait en partie défaut dans la formation des enseignants aujourd’hui. Moi même j’ai encore plein de choses à apprendre ; enseigner est un métier d’apprentissage.
Pour en savoir plus sur Juline Anquetin-Rault :
- son site : https://raultreaubourg.wixsite.com/reussitebac
- sa chaîneYoutube, son compte Instagram
- la vidéo du Global Teacher Prize publiée sur leur compte Instagram
- la vidéo Loopsider