Michel Serres nous a quittés le 1er juin. Il est parti paisiblement, nous faisant don d’une oeuvre prolixe, humaniste et généreuse. Maître d’amphi, ici et ailleurs, compagnon de lecture et voix de radio, sa philosophie nous donne plus que jamais les clés pour appréhender le monde de demain.
Connaissant peu Michel Serres, ou du moins davantage comme une figure médiatique et philosophique, je me suis demandée de quoi j’aurais voulu parler avec lui. En tant que parent tout d’abord. Mais aussi en tant qu’enseignant, lui qui n’a eu de cesse de transmettre son savoir et sa pensée. Pour m’aider dans cette démarche, je me suis fondée sur son manifeste Petite Poucette, paru en 2012 aux éditions Le Pommier.
La société multimédia selon Michel Serres
L’avènement du tout numérique implique-t-il une baisse de l’intelligence humaine ?
D’après Michel Serres, les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus « la même tête » qu’avant. Utilisant la métaphore de l’évêque Saint-Denis tenant sa tête tranchée dans ses mains, il stipule que nos facultés résident désormais dans la boîte-ordinateur. Mémoire, imagination, raison, tous trois beaucoup plus puissants maintenant grâce au stockage infini de données et aux performances des logiciels. Ainsi, notre intelligence s’appuie sur les nouvelles technologies qui s’y substituent peu à peu. Alors quoi, le cauchemar du film Idiocracy prend vie ?
En fait, Michel Serres nous enseigne à ne pas avoir peur du vide, mais plutôt d’y voir l’emplacement de l’âme. Désormais allégés du poids de la connaissance stockée passivement, les jeunes révèlent leur « intuition novatrice et vivace ». Et ouvrent un champ des possibles infini, abritant « le nouveau génie, l’intelligence inventive, une authentique subjectivité cognitive. » De fait, en externalisant le stockage des données, l’esprit s’en trouve libéré pour exprimer sa créativité. Il n’est plus bridé par la mémoire, mais peut au contraire solliciter la vitesse de traitement des connaissances pour s’affirmer.
Par ailleurs, l’intelligence humaine n’apparaît pas comme une capacité à assimiler du savoir, mais comme une faculté à se renouveler, à s’adapter, à anticiper, à innover. Ainsi, c’est de ce processus que doivent émerger les inventions qui font progresser l’humanité. De plus, Michel Serres revient sur le concept de sérendipité, à ne pas confondre avec le hasard. Il s’agit de la faculté de modifier l’existant, de le recréer, de le projeter dans un autre espace-temps. Il en découle la possibilité de faire émerger l’inédit, l’innovation ou une découverte fondamentale en sciences.
Les nouvelles technologiques changent-elles la donne sociale ?
En fait, Michel Serres ne répond pas directement à cette question dans son ouvrage, mais je trouve qu’elle est sous-jacente à la réflexion portant sur l’évolution actuelle de notre société. Si le savoir est à la portée de tous, tout le temps, alors libre aux jeunes, de toutes origines sociales de s’en emparer. Cependant, ce n’est pas si simple, car les habitudes de classes, la reproduction des comportements sociaux sont tenaces. En effet, encore faut-il que ces jeunes se sentent autorisés à se saisir des clés d’accès au savoir. Et qu’ils ne s’en croient pas exclus, tout comme ils ont vu leurs parents exclus dans d’autres domaines. La fenêtre est ouverte, mais l’oiseau ne s’envole pas forcément, habitué qu’il est à l’horizon restreint de son habitat.
Récemment, j’entendais pester un entrepreneur autodidacte à propos d’un jeune sollicitant un stage dans son entreprise. Ce dernier cherchait un employeur en alternance pour son BTS Audiovisuel option Montage. Question du quadra Q : Quels logiciels connais-tu ? Réponse du jeune J : Aucun. Q : As-tu déjà fait un peu de montage chez un ami, à l’école ? J : Ben, non, justement je veux apprendre. Q: Mais pourquoi ne pas avoir testé sur ton ordinateur avec des logiciels gratuits ou une version étudiant ? J : Je ne sais pas… Je ne savais pas que c’était possible.
Cet exemple montre que l’offre n’induit pas un usage. Internet regorge de possibilités…pour qui veut bien s’en saisir. Les jeunes d’aujourd’hui doivent se les approprier et ne pas rester contemplatifs devant le savoir en ligne. Encore prisonniers de l’ancien monde, certains n’ont pas mesuré la capacité formatrice et libératoire des savoirs en ligne. Beaucoup se cantonnent à un usage ludique et social d’Internet, alors que des contenus didactiques et pédagogiques pourraient répondre à leur besoin de formation. Ou du moins les accompagner dans leur choix de formation.
Ainsi, les éducateurs, parents et professeurs, ont une responsabilité d’informer et orienter vers ces contenus. Ce n’est en aucun cas se décharger, ni se défaire d’une transmission, mais bien d’en passer les rênes. Ce qui pose la question de l’autonomie.
Ethique et morale d’après Michel Serres
Il y a-t-il disparition de la morale citoyenne?
Michel Serres attire notre attention sur le fait que nous vivons une longue période de paix en Europe. Difficile du coup de faire la morale aux jeunes en invoquant leur manque d’investissement dans la vie civique. Qu’est-ce que ça a changé par le passé ? Rien, les guerres se sont succédées, avec leur cortège d’horreurs et leurs odieuses justifications morale. « (…) religieuse ou laïque, toute morale se résumait en des exercices destinés à supporter une douleur inévitable et quotidienne : maladie, famine, cruauté du monde. » En fait de morale, il s’agit surtout d’endormir le peuple pour le rendre plus docile et manipulable. Quelle morale proposer aux Petites Poucettes ?
A l’heure actuelle, la terminologie retenue par l’Education Nationale est celle d’Education Morale et Civique (EMC). Que comprend-elle exactement ? Tout d’abord et comme avant, un enseignement des droits et devoirs du citoyen : rappel des principes fondateurs de notre République, ses symboles, son chant guerrier. Une éducation à l’exercice des droits civiques : explicitation de la démocratie par le vote avec ses modalités et finalités etc. De plus, les cours d’histoire sont sensés contextualiser et justifier les différentes étapes de l’acquisition des libertés en France.
Mais qu’en est-il de la morale ? Qu’entend-on réellement par éducation morale ? En principe, ce devrait être une éducation à la tolérance pour une société inclusive, respectueuse de chacun et de son environnement. Avant, les profs nommaient ça le Vivre ensemble (anciens programmes). Mais la montée du terrorisme et des inégalités sociales ont fait vaciller ce modèle d’enseignement. Or, le vivre ensemble ne peut se contenter de la théorie, il doit s’éprouver au quotidien. Mais, malheureusement, les cas de mise en pratique sont insuffisants ou bancals, faute de moyens ou de formation des enseignants. Cependant, tout n’est pas négatif puisque les nombreuses campagnes de prévention contre le harcèlement scolaire ont permis d’observer une diminution. Ainsi, la France obtient une meilleure moyenne que celle de l’OCDE, d’après l’enquête PISA 2015 (source Le café pédagogique).
Le travail peut-il encore être une source d’épanouissement pour les jeunes ?
Dans son chapitre consacré à la société, Michel Serres parle de « tombeau du travail » et pointe l’ennui comme fatalité des systèmes ultra concentrés où les décisions, prises « en haut » sont vides de sens. Selon lui, le capital ne signifie pas uniquement concentration de l’argent, mais aussi de l’intelligence qui s’éloigne des lieux d’exécution. Il parle même de « vol d’intérêt » qui réduit les employés à une succession d’actions dont la finalité est masquée.
Du coup, les Petits Poucets et petites Poucettes ont encore tout à inventer et à faire dans ce domaine pour redonner noblesse et prestige au travail. Pour en faire le possible d’un monde nouveau. Un monde capable d’affronter les urgences de demain face au désastre écologique qui le guette. Ainsi, ce travail serait une oeuvre collective, riche de sens et de la promesse d’un monde meilleur, plus sain et plus sûr pour le vivant.
En fait, Michel Serres prédisait que les jeunes s’empareraient de la question écologique. Et c’est ce qui s’est effectivement produit avec les nombreuses marches pour le climat ces derniers mois, partout dans le monde.
A l’heure de la surconsommation, les jeunes sont-ils capables de relever le défi écologique ?
Malgré cette prise de conscience écologique et leur participation aux manifestations, les jeunes sont-ils réellement prêts à renoncer à leur confort ? Comme certains cyniques l’ont fait remarqué, la plupart des manifestants portaient, « innocemment », les signes visibles de notre société d’hyperconsommation. Entre les baskets fabriquées à l’autre bout du monde et les smartphones, les convictions ne dictent pas toujours le mode de vie au quotidien.
Cependant, certains prennent conscience de leurs contradictions et réclament un sursaut politique pour enrayer la course à la consommation énergétique. D’ailleurs, Michel Serres est encore plus optimiste envers les nouvelles générations. En effet, il postule leur désir de changement pour un retour à un monde plus respectueux de la nature et en fait même le moteur du monde du travail de demain. Ainsi, « Petite Poucette rêve d’une oeuvre nouvelle dont la finalité serait de réparer ces méfaits et d’être bénéfique (…) à ceux qui oeuvrent. »
Enseignement, éducation et parentalité dans l’oeuvre de Michel Serres
Quelles missions incombent désormais aux enseignants si le savoir n’a plus besoin de « porte-voix » ?
Si Michel Serres reconnaît encore la nécessité d’imiter à l’école élémentaire, c’est-à-dire d’apprendre les bases, les fondamentaux, sa pédagogie devient plus active pour les plus grands. Plaçant l’inventivité comme signe du génie humain, de sa singularité et de son infinitude, il préconise une approche expérimentale. Rien d’étonnant de la part d’un homme ayant voué sa vie à rapprocher sciences dures et sciences humaines. N’oublions pas qu’il a soutenu un diplôme d’études supérieures en traitant des structures algébriques et topologiques avec Gaston Bachelard, avant d’arriver deuxième ex-aequo à l’agrégation de philosophie en 1955 (source Wikipédia).
Finalement, sa conception se rapproche de celle d’un Freinet. Questionnant le réel et le quotidien pour mieux y trouver sa place et les faire évoluer, l’enseignement de Michel Serres serait proche de la maïeutique grecque, art de faire accoucher les esprits. En convoquant les neurones pour créer, transformer, inventer et non pour ânonner et rabâcher un savoir stérile, la pédagogie du philosophe encense les capacités de l’esprit humain.
Du coup, quel rôle reste encore à tenir pour les enseignants si la connaissance s’appuie sur l’usage des nouvelles technologies ? Celui que Michel Serres qualifie de « porte-voix » est voué à disparaître au profit d’outils numériques innovants. Est-ce à dire que le monde de demain se passera des enseignants ? Tels qu’ils pratiquent aujourd’hui, c’est probable.
Pour autant, les jeunes auront toujours besoin des adultes comme passeurs, comme éducateurs, comme mentors expérimentés. Les professeurs ne professeront plus, mais éduqueront encore. Ils devront toujours maîtriser les savoirs, mais ils auront plutôt une mission d’évaluation des supports et des contenus didactiques. De plus, ils conserveront leur fonction de facilitateur d’accès au savoir et d’organisateur des séquences d’apprentissage.
Comment communiquer aujourd’hui avec nos enfants Petites Poucettes et Petits Poucets ?
A les voir si différents de nous, nous, parents, nous inquiétons de garder le fil de notre relation. Plus nos enfants grandissent, plus nous sentons qu’ils s’éloignent et que leur monde nous échappe. Certes, ce n’est pas nouveau et cette séparation est utile et nécessaire pour que chaque individu s’accomplisse. Pour autant, Michel Serres semble nous suggérer que ces générations-ci diffèrent des précédentes. Dominées par l’immatériel, déconnectées de la nature, et comme nous déjà de la douleur et de la faim, ces nouveaux humains vont révolutionner notre genre.
Michel Serres nous enjoint à ne pas craindre le vide mais plutôt à imaginer tout l’espace qu’il libère pour un monde nouveau. Il nous invite, nous parents, à faire confiance à notre jeunesse. A lui reconnaître des talents que nous n’avons pas, des aptitudes sociales fortes, une capacité à s’exprimer renouvelée. Alors plutôt que de craindre notre obsolescence et leur éventuel désamour, aidons-les à se saisir du formidable potentiel des nouvelles technologies. Et accompagnons-les dans leur réflexion, dans leur quête d’autonomie, dans leurs projets personnels.
Reconnaissons avec eux tous les travers auxquels nous devons ensemble remédier pour continuer de vivre encore un temps sur la planète Terre.
Soyons tous des éducateurs, parents comme profs, au service des jeunes, de leur avenir et encore un peu du nôtre.