Pour entamer cette nouvelle série d’articles consacrés aux métiers dont rêvent les ados, je convoque les médecins. Blouse blanche, otoscope et tensiomètre, mines affables, les spécialistes de la santé nous accompagnent de notre premier vagissement à notre dernier souffle. Magie d’une profession au coeur de nos lignes de vie, que nous étreignons tout petit·e déjà la seringue à la main, le stéthoscope autour du cou. Puis plus tard lorsque nous nous rêvons déambulant dans les longs couloirs d’un hôpital, tel docteur House, médecin le plus populaire au monde en 2008.
Mais d’où vient cette fascination pour les docteurs ? Ce métier a-t-il toujours été aussi fantasmé qu’aujourd’hui ? De l’Antiquité d’Hippocrate à nos jours, la représentation sociale des médecins n’a pas toujours été glorieuse. Mais elle a souvent été teintée de noblesse. Ainsi, pour tenter de comprendre l’engouement actuel pour la formation PACES, je vous propose un petit voyage dans le temps.
La saignée : [estampe] Bosse, Abraham (1602-1676)
Le rêve médecin
Les filières de la santé en tête des voeux sur Parcoursup
Si Molière avait poursuivi son oeuvre aujourd’hui, il l’aurait sans doute intitulé Médecins malgré tout ou bien Le rêve médecin. Après s’être copieusement moqué des charlatans et de la crédulité des patients au XVIIème siècle, il aurait observé la désirabilité des professions médicales chez les jeunes du XXIème siècle. Au temps de Louis XIV et de Molière, on compte 200 médecins, la plupart au service des Grands. Leur pratique se résume le plus souvent à rééquilibrer les humeurs à coups de saignées et de clystères, remèdes universels à tous les maux. Les résultats de la médecine sont si faibles que Molière fera dire à son personnage : « Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies ». (Béralde, Le Malade imaginaire).
Heureusement pour nous, la médecine a considérablement progressé au cours du XXème siècle et continue de remporter de nouveaux défis. Et c’est sans doute pour ça qu’elle séduit toujours autant de jeunes. En effet, en 2019, la PACES (Première année commune aux études de santé) occupait le 3ème rang des formations les plus demandées, avec 3,3% des voeux sur Parcoursup. Mais, si l’on considère par ailleurs que les IFSI (Instituts de Formation en Soins Infirmiers) caracolent en tête avec 9,6% des voeux en 2019, on ne peut que constater l’attractivité des métiers de la santé.
Imiter le docteur dès le plus jeune âge
Quand on se projette en arrière, on constate que dès la petite enfance, jouets d’imitation et déguisements proposent aux enfants de s’inventer docteur. Et finalement, d’expérimenter l’autre côté du miroir des soins. Quand on a quelques mois, puis quelques années, le pédiatre fait partie des personnes connues de l’environnement du tout petit. En général, il l’effraie tout autant qu’il le fascine. Souvent l’enfant perçoit les soignants comme des individus puissants, parfois autoritaires, savants, éventuellement détenteurs d’un pouvoir magique.
En effet, les docteurs s’expriment sur un mode injonctif. Ils ordonnent au corps d’effectuer des mouvement, de se plier à un soin. De plus, ils obtiennent le consentement des parents qui en deviennent des complices. Tout se passe comme si le médecin représentait, concrètement puis symboliquement, l’autorité. Une autorité fondée sur des principes scientifiques, donc supposée irréfutable. Et qui a donc grande valeur et puissance aux yeux des enfants…et des adultes aussi.
Une profession au service de l’humain
Alors, tenter de comprendre pourquoi de nombreux jeunes désirent exercer dans le secteur médical tient à l’essence même de cette profession : soigner et si possible guérir les malades. Comment ne pas être plus au coeur de la vie que de la maintenir, la soutenir, la renforcer, parfois avant même la naissance ? De fait, les progrès en médecine ont permis de réduire le taux de mortalité et d’améliorer la prise en charge de la maladie tout au long de l’existence. Pour rappel en 1946 en France, l’espérance de vie était de 59,9 pour les hommes et de 65,2 pour les femmes. En 2018, elle atteignait 79,5 pour les hommes et 85,4 pour les femmes (source INED). Et tout cela grâce à la médecine.
La hausse de l’espérance de vie se poursuit grâce aux progrès dans la lutte contre les maladies cardio-vasculaires et les cancers.
Source : INED, l’espérance de vie en France
Participer à la sauvegarde de l’humanité constitue bien une mission pour de jeunes adultes en quête de sens. Sauver des vies, améliorer le quotidien des malades revêt la noblesse d’une quête humaniste, parfois même spirituelle. Même si les rapports entre médecine et religion ont été ambigus et parfois houleux, l’Histoire nous indique clairement un lien originel entre soins et dieu(x). D’ailleurs les traces de ces accointances historiques sont toujours visibles aujourd’hui puisque des congrégations religieuses gèrent encore des établissements de santé. Evidemment, la science et la loi ont permis de rationaliser et d’encadrer les pratiques. Et l’éthique des professions médicales s’est affranchie de la morale religieuse…
Cependant, on peut toujours constater une similitude entre les vocations spirituelles et celles du sacerdoce médical. On embrasse la profession de médecin comme on épouserait une religion, en prêtant serment. En France, si l’on remonte aux premiers médecins du XIIème siècle, on trouvera essentiellement des clercs, qui vivent d’une pension de l’Eglise et se vouent aux soins des malades, selon le modèle des saints Côme et Damien. Ce qui m’amène à la question suivante : comment la profession de médecin a-t-elle évolué à travers les âges ?
Greffe d’une jambe par les saints Côme et Damien, panneau de la prédelle de la Pala di San Marco de Fra Angelico au musée national San Marco, Florence.
Les apports des médecins antiques
Les prémisses de la médecine
On sait que dès la Préhistoire les hommes utilisaient des herbes et poudres de pierre pour se soigner. Ils pratiquaient également la trépanation, sans que l’on sache précisément si leurs motivations étaient plus médicales que spirituelles. La médecine était incantatoire et reliée aux pratiques et traditions chamaniques. En revanche, sous l’Antiquité, des oeuvres théoriques fondées sur l’observation savante attestent que science et croyances cohabitent.
Ainsi, en Mésopotamie, des articles du code d’Hammurabi (ensemble de codes de lois datant d’environ 1750 av. J.-C.) réglementent l’activité du médecin.
De même, en Egypte, le Papyrus Edwin Smith (XXXème siècle av. J.-C.), attribué à Imhotep, est considéré comme « un manuel de chirurgie presque complètement exempt de références à la magie et qui décrit minutieusement l’examen, le diagnostic, le traitement et le pronostic de nombreuses maladies ». (source Wikipédia). D’autres documents illustrent la recherche et les pratiques médicales en Egypte. Comme le papyrus Kahun qui détaille les maladies gynécologiques entrainant des problèmes de conception. Et c’est aussi en Egypte qu’a vécu le premier dentiste, Hesyre, au service du roi Djéser au XXVIIème siècle. Parallèlement aux incantations et aux rituels divinatoires, il existe bel et bien une médecine égyptienne s’intéressant à la physiologie et à diverses pathologies.
Hiéroglyphe désignant le « cerveau » ou « moelle du crâne »
La Grèce, berceau de la médecine occidentale
D’une part, on trouve les médecins qui exercent dans des sanctuaires et traitent les pathologies par des incantations. En invoquant Asclépios (Esculape chez les Romains), dieu des médecins et de la guérison. D’autre part, des médecins, comme Hippocrate, se distinguent par leur démarche savante et leur tentative de collecter des corpus.
« Les premiers médecins sont déjà des hommes très considérés. Ils forment avec le législateur et l’architecte, une triade jouissant d’un statut particulier », relève de Fabienne Olmer (Paris, 2009). Cette assertion est intéressante pour nous, en 2019, puisque ces professions sont parmi les plus plébiscitées par les jeunes. D’ailleurs, la licence de droit arrive en deuxième position des voeux sur Parcoursup avec 4,6%.
Statue d’Asclépios, en marbre pentélique, trouvée dans le sanctuaire d’Asclépios à Épidaure. Statue du type d’Este, copie d’un original du IVe s. a. C. Vers 160 p. C. Musée archéologique national, Athènes, n°263.
Hippocrate et Galien : figures tutélaires de la médecine pendant 2 000 ans !
Mais, revenons à la diade Asclépios / Hippocrate. L’un représentant une conception religieuse de la médecine, l’autre son pendant rationnel. D’après Cécile Nissen (Liège, 2009), ces deux facettes sont complémentaires. Tout comme elles continueront de l’être jusqu’à l’avènement de l’hôpital général sous Louis XIV puis la nationalisation des hôpitaux sous la Révolution française. Et ce, malgré une laïcisation pourtant plus précoce (XVème siècle).
Sous l’Antiquité, spiritualité et médecine ne font qu’un. Et Hippocrate lui-même se prétend descendant du dieu Asclépios.
« Hippocrate, né en 460 avant J.-C., fut célèbre de son vivant. Il est mentionné par Aristote et Platon (dans le Protagoras). Il fut le premier médecin connu pour avoir choisi une voie thérapeutique éloignée des pratiques rituelles et magiques qui attribuaient les causes des maux à des interventions divines. Le Serment d’Hippocrate fait partie intégrante du Corpus comme, entre autres, le Livre des Pronostics, Les Instruments de réduction ou bien Sur la maladie sacré . »
Source : « La médecine dans l’Antiquité : professionnels et pratiques », Sociétés & Représentations, 2009
D’Hippocrate on retient aujourd’hui sa méthode d’observation clinique, mais aussi ses règles d’éthique pour les médecins. Ainsi, le Serment d’Hippocrate est considéré comme le texte fondateur de la déontologie médicale. Par exemple, il est déjà question de secret médical, lorsque Hippocrate stipule qu’il taiera « ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas. »
Largement commenté par des médecins et des savants grecs puis romains, l’oeuvre d’Hippocrate influence durablement ses successeurs. En particulier, Galien, au IIème siècle après J.-C., rédige en grec plus de 25 ouvrages de commentaires sur Hippocrate. Tout en se réclamant de lui, il s’en distingue en s’appuyant sur la raison (logos) et l’expérience (empeiria). Durant sa carrière, il tente de construire un système rassemblant toutes les parties de l’art médical. En fait, il s’attache à combiner une subtile connaissance de l’humain dans ses définitions anatomique, physiologique, et pathologique. Il s’intéresse à la thérapeutique, la pharmacologie et l’hygiène, mais aussi la philosophie, les mathématiques, l’architecture, la littérature et la philologie.
L’apport de la médecine arabe
Par ailleurs, les médecins arabes, grands traducteurs des grecs, ont favorisé la transmission et la diffusion des pensées hippocratique et galénique. De plus, ils ont contribué aux progrès médicaux dans l’Orient arabo-musulman (Rhazès, Haly Abbas Al-Madjûsi, Ibn Sînâ, Averroes).
Tous sont les héritiers d’Hippocrate et de Galien dont ils transmettent et développent les pensées. Par exemple, le perse Ibn Sina (Xème siècle), plus connu en Occident sous le nom d’Avicenne, produit une encyclopédie médicale Qanûn (Canon de la médecine) dont l’influence est prépondérante dans l’Occident médiéval latin jusqu’au XVIème.
Détail d’une enluminure du Canon medicinae d’Avicenne (Bibliothèque municipale de Besançon)
Son oeuvre est poursuivie par le grand savant et philosophe, Averroès, qui rédige le Colliget (encyclopédie médicale) en 1166.
Médecine traditionnelle versus médecine moderne
Ces ouvrages sont d’une grande importance en France où des versions latines circulent pendant tout le Moyen Age et jusqu’au XVIIème siècle. Moment charnière où la pensée hippocrato-galénique tombe progressivement dans l’oubli pour laisser la place à la méthode expérimentale et empirique. Enterrant définitivement la médecine traditionnelle européenne. Alors qu’ailleurs, en Inde, en Chine, ces médecines sont toujours pratiquées de nos jours. A titre d’exemple, les préparations traditionnelles à base de plantes représentent entre 30 et 50% de la consommation totale de médicaments en Chine contemporaine.
Après cet aperçu théorique, on peut conclure que deux courants jalonnent l’histoire de la médecine en Occident :
- la médecine traditionnelle, principalement d’origine grecque avec Hippocrate et Galien qui couvre l’Antiquité, le Moyen-Age et se poursuit jusqu’au XVIIème siècle et
- la médecine moderne qui prend vraiment son essor au XIXème siècle et s’épanouit au XXème siècle.
Maintenant, tournons-nous vers la formation des médecins et l’organisation des pratiques professionnelles.
Illustration du XIIIe siècle montrant les veines, anonyme (source Wikipédia)
Le temps des premiers médecins en France du Moyen-Age au XIXème siècle
À quand remonte l’organisation des études de médecine en France ? Qui étaient ces étudiants du passé et quel crédit le métier de médecin avait-il auprès des populations ?
Avant la découverte du vaccin contre la variole par le britannique Edward Jenner en 1796, la médecine n’a en réalité qu’un impact réduit sur la santé des individus. Limitée elle-même dans ses procédés et applications, elle est réservée aux plus riches, les pauvres se tournant par ailleurs vers des rebouteux et autres magnétiseurs sans diplôme.
Par ailleurs, en Occident, le sentiment religieux ignore ou balaye la physiologie et les pathologies pour extraire l’esprit de sa gangue de chair. L’enveloppe humaine, imparfaite et soumise aux aléas épidémiologiques et accidentels, doit se faire discrète et humble face aux « mystères » de la vie. La pensée médiévale chrétienne interprète les épidémies comme des fléaux infligés aux pêcheurs. Cette pensée persiste encore largement jusqu’au XIXème siècle, voire début du XXème siècle.
En fait, tant que les congrégations religieuses détiennent le quasi monopole des hôpitaux et des soins infirmiers, les traitements préventifs, comme la vaccination, peinent à convaincre. Et Jenner a dû passer outre les préventions de l’Eglise pour mener ses expérimentations. En définitive, seule la perfection et la santé illustraient l’oeuvre divine, tandis que les « anomalies » dérivaient de quelque intervention diabolique infligée au pécheur.
Caricature publiée en 1802 de Jenner vaccinant des patients qui craignaient qu’il leur fasse pousser des cornes de vaches. (source Wikipédia)
Formation universitaire et exercice de la médecine au Moyen Age
Création du diplôme de médecin
A titre de repère, la création du diplôme de médecine remonte à 1180 au sein de l’université de Montpelier et s’inspire de la pensée médicale grecque, latine, mais aussi arabe. Cependant, il faut attendre 1220 à Montpellier et 1215 à Paris pour que l’enseignement de la médecine soit rattaché à l’université, lui conférant ainsi sa légitimité.
Croissance du nombre de médecins sous l’effet des épidémies de peste
A la fin du XVème siècle, les villes s’adjoignent les services de médecins sous contrat d’abonnement (10% selon Caroline Darricau-Lugat, 1999). Leur rémunération est assez faible, mais leur garantit un revenu fixe. En échange, ces médecins doivent prêter « serment de fidélité au Conseil de la ville, [s’engager à] soigner les bourgeois, assurer le soin des humbles ». Dans un contexte médiéval d’épidémies de peste, les villes tentent d’organiser une prise en charge sanitaire urbaine en s’attachant un médecin diplômé de l’université.
Les médecins hospitaliers largement discrédités
Parallèlement se développe la médecine hospitalière organisée sur le modèle de l’hôpital Saint Jean de Jérusalem en 1181. Il était prévu à l’origine « l’embauche de quatre médecins savants ». Mais il faudra attendre le XIVème siècle pour que des médecins soient véritablement rattachés à un hôtel-dieu. Ces derniers ne perçoivent souvent qu’une maigre rémunération. En revanche, le glissement progressif de la tutelle des hôpitaux de l’Eglise vers les municipalités améliore la gestion des établissements. Ainsi, la qualité des soins et le recrutement augmentent, même si la médecine hospitalière reste peu valorisée.
Liens entre médecine et noblesse (H3)
Obtention de titres de noblesse (H4)
Dès les débuts de l’université médiévale, le succès aux études de médecine confère un statut de noblesse.
« La médecine va également permettre l’ascension sociale par les possibilités d’anoblissements personnels. Il suffit d’être diplômé d’une faculté prestigieuse, ou d’être titulaire d’une chaire d’enseignement. Rare également le médecin de Cour qui n’est pas anobli par son prince ou son roi. La notoriété du médecin peut aussi le conduire à contracter mariage avec une jeune fille noble. Autant de facteurs, donc, de promotion sociale. »
Caroline Darricau-Lugat, 1999
Etre médecin diplômé et reconnu pour ses talents confère un facteur de distinction. L’anoblissement est un honneur, une marque de reconnaissance symbolique envers les meilleurs qui s’ajoute au statut de clerc (commun à tous les étudiants depuis la création des universités au XIIIème siècle).
Peut-être faut-il y voir l’origine du prestige de la profession de médecin, gratifiée par la noblesse ? Encore aujourd’hui, les docteurs jouissent d’une aura de notabilité qui fait du médecin un personnage important dans les villages et petites villes surtout. Et dans les grandes villes, leur statut bourgeois et leur aisance financière supposée font d’eux des modèles de réussite sociale.
Exercice de la profession au service des nobles
Par ailleurs, les médecins, annoblis ou non, exercent pour près de 73,5% au service des aristocrates et des ecclésiastiques. Avec des honoraires variables en fonction de leur réputation. Cette tendance perdure bien au-delà du Moyen Age. Pour preuves les pièces de Molière où l’on rencontre de nombreux médecins exerçant auprès d’une clientèle noble ou bourgeoise. Procédant par visite à domicile exclusivement, de façon régulière, voire quotidienne. Le patient est sous surveillance constante et doit se plier aux saignées et clystères en fonction de ses humeurs. De plus, il doit suivre un régime alimentaire précis et strict, selon les modèles antiques traditionnels d’Hippocrate et de Galien.
Pourtant, les missions des médecins du XIIIème au XVIIIème siècle incluent aussi les soins aux plus pauvres et aux victimes des épidémies. Ils exercent à l’hôpital ou sous contrat avec une municipalité. Par ailleurs, d’autres médecins non diplômés, médecins juifs ou chirurgiens, continuent de soigner les patients dans leur secteur géographique. Ils sont souvent poursuivis par les corporations de médecins qui défendent leurs intérêts et réglementent la profession.
Le Malade imaginaire de Molière vu par Honoré Daumier (1860-1862)
Statuts des médecins entre les XIIème et XIXème siècle
Réglementation de la profession de médecin
Aux débuts de l’université, l’exigence de réussite aux examens diffère en fonction de la situation géographique de l’aspirant médecin. Si tous doivent étudier pendant trois ans et effectuer un stage, le niveau de diplôme varie en fonction du lieu d’exercice. Il faut une maîtrise à Paris, une licence à Montpellier et un « simple » baccalauréat pour les villes éloignées des centres universitaires. A noter qu’entre le XIIème et le XIVème siècle, plus de 50% des étudiants en médecine obtiennent le diplôme de maîtrise.(Caroline Darricau-Lugat, 1999).
Progressivement, le niveau de diplôme exigible sera le même pour tous et l’affiliation à une corporation incontournable pour exercer sans difficulté (XIVème siècle). L’influence des Faculté de médecine, Société royale de médecine et Société royale de chirurgie anime la communauté médicale. En fonction des époques (royauté, Révolution, Empire) et des divers soutiens des gouvernants aux uns et aux autres, ces corporations réglementent le statut des professionnels de la santé. Et orientent les pratiques (autorisations relatives à des actes, remèdes, organisations et contenus des études). Etudiants et professeurs forment un groupe corporatif qui surveille par exemple la légalité des pratiques dans son propre corps, mais aussi dans les autres, chirurgiens essentiellement.
Rivalité entre médecins et chirurgiens
La rivalité entre médecins et chirurgiens est grande. Plutôt que de s’associer, ils vont souvent se déchirer. La distinction entre médecine et chirurgie tient à l’interdiction de pratiquer la moindre incision, ne serait-ce qu’une saignée, pour un clerc. Déjà Hippocrate respectait ce tabou, fidèle à la philosophie pythagoricienne. De même, l’Eglise interdit toutes interventions sur le corps par les médecins clercs. Par conséquent, les études de médecine ne comprennent aucun enseignement de chirurgie. Celle-ci est considérée comme une activité à part qui, par ailleurs, doit elle aussi défendre ses intérêts face aux barbiers.
C’est Louis XIV qui redonnera ses lettres de noblesse à la chirurgie en créant l’Académie royale de chirurgie à Paris. Guéri de sa fistule annale par un chirurgien là où tous les clystères et saignées n’avaient rien donné, il contribue à redorer cette profession souvent malmenée par les académies de médecine. Au XIXème siècle, Napoléon réunira finalement la médecine et la chirurgie, comme deux parties de la même science. A l’heure actuelle, la spécialisation en chirurgie s’effectue au cours de l’internat, c’est-à-dire à partir de la 7ème année d’étude (pour encore 6 années de formation contre 3 pour la médecine générale).
The Quack (vers 1785), peinture de Franz Anton Maulbertsch, montre un barbier chirurgien dans l’exercice de son métier.
Importantes variations de rémunérations entre médecins
Rémunérés dans un premier temps sur leurs charges cléricales ou nobles, les médecins s’émancipent petit à petit de l’Eglise. Et vers le XIVème la grande majorité des médecins est laïque. Au XVème siècle, les disparités de revenus se creusent en fonction du lieu d’exercice de la profession.
Ainsi, ceux qui s’attachent au service des aristocrates ou des ecclésiastiques perçoivent des émoluments relatifs à leur réputation. Mais tous n’accèdent pas à des revenus suffisants.
[La] disparition progressive des bénéfices [ecclésiastiques] en milieu médical accentua probablement le souci qu’avaient les médecins de se faire payer. Leur avidité supposée revenait depuis le XIIème siècle comme un leitmotiv parmi les critiques qui leur étaient adressées. Car le paiement du thérapeute n’allait pas toujours de soi. Etait-il légitime, surtout si l’on était d’Eglise, de marchander une guérison qui n’appartenait qu’à Dieu, ou du moins à la Nature ? Quelle sorte de travail fournissait donc un médecin ?
Source : Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt, Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999
Parfois les médecins concluaient un contrat de guérison avec leurs patients et n’étaient payés qu’en cas de réussite. Par conséquent, la question de la rémunération pose problème et soulève même des questions d’éthique.
La persistance du charlatanisme des empiriques
Bien que la profession de médecin ait été extrêmement encadrée par l’Eglise et organisée en corporations puis académies, une certaine pratique médicale parallèle perdure. En effet, le flou qui entoure les termes de médicus et surgicus, ainsi que la recherche de revenus complémentaires dans l’astrologie, laisse penser que les charlatans étaient nombreux. Et les contrôles de titres professionnels inexistants ou inefficaces.
Si l’on ajoute à ces médecins empiriques, toute la cohorte des guérisseurs et rebouteux des campagnes, on mesure combien les écarts sont grands en fonction de sa condition sociale et son lieu d’habitation pour accéder aux soins. Et l’on voit bien avec Knock, la pièce de Jules Romain, que la crainte de l’imposture est encore vivace au XXème siècle.
Rebouteuse (photographie prise par Charles Géniaux à Muzillac en 1890) source Wikipédia
Présence des femmes médecins dans l’Histoire
Place actuelle des femmes dans les professions médicales
Aujourd’hui les femmes représentent 76% des professionnels de santé. Mais elles ne sont que 37,2% de médecins et 34,2% de dentistes en 2004 (données du ministère de la santé). Cependant, la tendance est à la féminisation puisque « 56% des médecins de moins de 35 ans sont des femmes, […] et seulement 29% parmi les médecins de plus de 50 ans. » Un état des faits qui trouve son origine dans l’histoire de la médecine.
Lien entre exercice féminin de la médecine et santé des femmes
La question des femmes en médecine n’est pas anodine. En effet, la pratique légale de la médecine par les femmes sous l’Antiquité et au début du Moyen Age sous-entend également une prise en charge des patientes et une recherche axée sur l’obstétrique et la gynécologie. L’interdiction de la médecine aux femmes (études et exercice) à partir du XIIème siècle induit une dégradation des soins. Et une suspension des recherches pour améliorer la santé des femmes. A titre d’exemple, à l’époque moderne, la femme est toujours perçue comme un vase, simple réceptacle de l’embryon préformé (selon la conception d’Aristote). Alors qu’Hippocrate proposait plusieurs siècles auparavant la théorie de la contribution des deux gamètes dans la formation du foetus.
Par ailleurs, une étude récente d’Harvard montrait qu’en cas d’infarctus, les chances de survie d’une femme sont supérieures si elle est prise en charge par un médecin femme. Il semblerait en effet que les symptômes ressentis par les femmes ne s’expriment pas à l’identique de ceux des hommes. En l’absence d’études et de données comparatives en fonction du sexe du patient, les médecins femmes poseraient de meilleurs diagnostics en s’appuyant sur leur ressenti personnel. De même, des études sont actuellement menées sur les spécificités de l’autisme féminin. Largement sous-diagnostiqué, il représenterait 1 fille pour 4-5 garçons en s’appuyant sur le DSM 4 en 2015.
Femme médecin : au Moyen Âge les femmes pratiquent toutes les branches de la médecine. (source Wikipédia)
Les femmes médecins de l’Antiquité au XIIème siècle
L’Antiquité comprend de nombreuses femmes médecins, en général spécialisées en obstétrique et gynécologie. Par exemple on trouve l’égyptienne Peseshet, première femme médecin connue au monde. Elle encadrait les sages-femmes et leur délivrait leurs diplômes. D’autre part, en Grèce, Agnodice, se déguise en homme pour suivre des études de médecine et obtient son diplôme de gynécologue. Découverte, elle est soutenue par les femmes des citoyens et est finalement autorisée à pratiquer légalement. Grâce à elle, une loi permet aux femmes d’étudier la médecine à Athènes. De même chez les Romains, plusieurs femmes ont étudié puis exercé l’obstétrique et la gynécologie.
Enfin, en Europe médiévale, l’abbesse Hildegard von Bingen s’adonne aux études scientifiques. Elle détermine les connaissances futures en physiologie et pharmacopée. Par ailleurs, en Italie, de nombreuses femmes exercent la profession de médecin. Elles sont reconnues pour leurs talents, comme Trotula de Salerne (XIème siècle). Plus tardivement, en France, on trouve Magistra Hersend, chirurgienne du roi Louis IX.
Sorcières jetant un maléfice, tiré du Compendium maleficarum (source Wikipédia)
Sorcières et autres femmes « usurpant » la place de l’homme
Mais, à partir du XIIème siècle et la mise en place des premières universités, les études de médecine sont interdites aux femmes. Ainsi, elles sont écartées de la science et la pratique médicale devient illégale pour elles. Il faut attendre 1875 pour qu’une française, Madeleine Brès, obtienne un diplôme de docteur en médecine. Mais c’est Yvonne Pouzin qui devient la première praticienne hospitalière en 1919.
Si l’interdiction de 1270 est très peu respectée, le procès de Jacqueline Félicie en 1322 entérine définitivement l’exclusion des femmes de la pratique de la médecine. Menacée d’amende et d’excommunication, elle renonce à exercer.
Ainsi, pendant tout l’intervalle qui court du XIVème siècle à la fin du XIX ème siècle, des femmes continuent de prodiguer des soins dans le secret de leur domicile. Ce sont souvent de vieilles femmes, veuves. Elles connaissent bien les plantes et administrent des remèdes aux villageois moyennant monnaie ou nature. Qualifiées de sorcières, elles font l’objet de graves persécutions du XIVème au XVIème siècles. Paradoxalement, c’est en partie les progrès de la médecine au XVIIème qui enrayent la chasse aux sorcières. Les causes des maladies étant mieux connues, on ne les impute plus aux sorcières. Elles sont reléguées dans le champ des superstitions qui freinent les progrès de la société.
Je m’arrête ici au seuil de la médecine moderne. Et vous donne un prochain rendez-vous de lecture pour découvrir la grande révolution scientifique qui a fait bondir les progrès de la médecine.
Bibliographie
- Caroline Darricau-Lugat, « Regards sur la profession médicale en France médiévale(XIIe – XVe) », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 6 | 1999, mis en ligne le 11 janvier 2007, consulté le 14 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/crm/939 ; DOI : 10.4000/crm.939
- Olmer Fabienne, « La médecine dans l’Antiquité : professionnels et pratiques », Sociétés & Représentations, 2009/2 (n° 28), p. 153-172. DOI : 10.3917/sr.028.0153. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2009-2-page-153.htm
- Cécile Nissen, Entre Asclépios et Hippocrate, Etude des cultes guérisseurs et des médecins de Carie, Presses universitaires de Liège, Liège, 2009
- Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt, Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999
- André Sicard, La chirurgie française au XVIIIe siècle, Communication présentée à la séance du 20 mars 1993 de la Société française d’Histoire de la Médecine, Histoire des sciences médicales – tome XXVI – № 2 – 1994 (lien vers le PDF : https://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx1994x028x002/HSMx1994x028x002x0093.pdf)