Oui, les jeunes lisent. Ils lisent davantage que leurs parents et pas seulement pour l’école. Rappelons que la lecture arrive en neuvième position des activités préférées des 15-25 ans. S’ils feuillètent volontiers des romans, une part de plus en plus nombreuse affectionne le manga. Ainsi « pour 20 livres vendus en France, il y a désormais un manga dans le lot…(…) sur 5 BD écoulées, deux sont des mangas ! » (source journal du Japon). De plus, en 2019, la vente de mangas a progressé de 14,4%. Alors que certains prédisaient une baisse de l’engouement pour les successeurs d’Akira et Dragon Ball Z, c’est tout l’inverse qui se produit. Mais d’où vient cette passion grandissante pour les mangas ?
Un peu d’histoire des mangas
Pour savoir de quoi on parle il peut être utile de rappeler ce qu’est un manga. Littéralement, manga signifie « image légère ». Il a été inventé par Hokusai (1760-1849) pour désigner les dessins qu’il réalisait à vif pour préparer ses estampes. On lui doit par exemple des séries d’esquisses de comédiens ou de travailleurs des rues croqués au hasard de ses déambulations dans Edo. L’objectif était de saisir les postures, mouvements, expressions de toute une galerie de personnages.
Cet attrait pour le dessin expressif se retrouve par suite chez le caricaturiste de presse Kitazawa Rakuten (début XXème siècle). C’est le début de la bande dessinée japonaise et avec elle de l’édition jeunesse. L’éditeur Kôdansha cible son lectorat : le Shônen club pour les garçons et le Shôjo club pour les filles.
Aujourd’hui encore cette distinction perdure et on parle toujours de shônen et de shôjo pour les 9-14 ans. Par ailleurs, la catégorie seinen destinée aux jeunes adultes apparait dans les années 60.
Lire des mangas rend accro !
Une identification forte
En France, cette distinction genrée peut surprendre alors que les éducateurs tentent de valoriser la mixité garçon/fille. Cette question n’est jamais vraiment soulevée lorsqu’on parle de mangas. Et ce, pour une raison simple : chacun-e est libre de ses choix de lecture ! Au final, le style shônen est tout autant prisé des garçons que des filles, chacun-e y piochant ses titres favoris. Par exemple, la série Astra, shônen destiné aux 12+, comporte aussi bien des personnages masculins que féminins et même un intersexe. Tous participent à égalité à l’intrigue SF et évoluent pendant les sept années que compte leur séjour sur la planète Astra. Lorsque l’on compulse le classement des meilleures ventes de mangas on trouve essentiellement du shônen en France.
En fait, le style shôjo, orienté romance, a plutôt mauvaise presse chez nous. Il est perçu comme niais et stéréotypé. Même si récemment certains titres ont séduit un nouveau lectorat avec des titres phares comme Fruit Baskets (2002-2007) et Nana (2002-…).
Ainsi, ce qu’il faut retenir c’est que cette classification concerne surtout le public japonais. Les éditeurs français publient des mangas en recommandant un âge minimum, sans forcément indiquer la catégorie d’origine. L’attrait de l’histoire et des personnages prédomine sur le style japonais d’origine.
De cette façon, les lecteurs et lectrices choisissent peut-être plus librement leurs histoires. Ce point est fondamental, car l’identification aux personnages est justement un des ressorts principaux du manga. À partir de là, la palette des contenus narratifs est vaste et n’enferme pas dans des stéréotypes genrés. Dans le shônen, les filles peuvent être fortes et combatives, tandis que les garçons seront timides et malingres. Ce qui n’est pas forcément vrai pour le shôjo. Une fois qu’un lecteur ou qu’une lectrice s’identifie à un personnage d’une série il/elle en suivra toutes les évolutions, les réussites comme les échecs.
Des séries addictives
D’ailleurs, c’est bien aussi l’une des particularités des mangas : ils fonctionnent toujours au long cours. Les plus célèbres restent sans doute One piece (depuis 2000) et Dragon Ball Z (depuis 1993), encore numéro 1 et 2 des ventes en France en 2019. À l’origine publiés dans la presse, les mangas s’étirent sur plusieurs volumes, jusqu’à 96 pour One Piece, 72 pour Naruto et 85 pour Dragon Ball Z. Des séries un peu plus récentes, comme Berserk (pour les 16+) ou Fairy Tail totalisent 40 et 35 volumes à ce jour.
Par ailleurs, les nouveaux mangas qui ont le vent en poupe commencent à concurrencer sérieusement les anciennes parutions. Difficiles de tous les citer, mais dans le top 18 des ventes 2019, on trouve The promised Neverland, Dr Stone, Kingdom et Edens Zero tous quatre débutés en 2018.
De fait, l’identification aux personnages est renforcée par l’aspect « série ». Les lecteurs/lectrices grandissent et évoluent en même temps que les personnages, sur plusieurs années. Ainsi, l’addiction augmente avec les volumes. Mais ce ne sont que des critères matériels qui ne prennent pas en compte les personnages et l’histoire. Pour bien comprendre comment on devient accro aux mangas, il faut s’intéresser au mode opératoire de sa lecture et aux thématiques abordées.
La lecture des mangas réclame des compétences spécifiques
Une lecture immersive…
De nombreux parents et enseignants nourrissent des a priori face aux mangas, sans doute par méconnaissance. Ils ne comprennent pas l’engouement des jeunes pour ce type de lecture.
Pourtant, le manga est un genre spécifique avec des codes de lecture précis. La spécialiste française Agnès Deyzieux, professeure-documentaliste et présidente de l’association Gachan pour la promotion de la lecture et de la culture manga explique très bien les spécificités de cette lecture. Dans un article intitulé « La quête d’identité au coeur des mangas pour adolescents » sur le site Canopé, elle montre comment « la narration et les codes graphiques favorisent sinon une identification, du moins une très forte connivence et complicité entre les personnages mis en scène et le lecteur. »
Selon elle, la narration visuelle favorise l’immersion du lecteur qui doit savoir bien se repérer dans la mise en page. Tout d’abord en intégrant la lecture de droite à gauche, mais aussi en analysant chaque espace, parfois déstructuré ou éclaté. Cela réclame un traitement complexe des données texte/image. Le lecteur/la lectrice doit faire preuve d’imagination, interpréter les images et les mettre en relation avec le texte. Même un bon lecteur de romans ou un adulte peut avoir du mal à analyser ces éléments faussement disparates.
… remise en cause par les parents et les enseignants
D’où le rejet par le monde adulte et enseignant du manga, perçu comme un sous-genre. Le manque de compréhension des spécifiés de la lecture mangas conduit de nombreux adultes à mésestimer ce genre littéraire. Mais aujourd’hui le contexte a évolué. La forte concurrence des écrans et surtout des jeux vidéos a redoré l’image du manga. Agnès Deyzieux déclare même au magazine Bubble que « le manga peut apparaître comme l’un des derniers remparts de la lecture et de la culture du livre. » Tout comme les comics américains avaient été rejetés puis admirés, les mangas ont aussi été dénigrés puis encensés.
En fait, le Japon bénéficie d’un engouement pour sa culture qui ne faiblit pas et qui profite aux mangas. D’ailleurs, La Japan Expo parisienne rassemble un public toujours plus nombreux (240 000 festivaliers en 2019). Ce qui en fait un salon majeur en France. La culture manga avec ses animes et ses produits dérivés y occupe une place prépondérante. Mais n’enlève rien aux compétences de lecture nécessaires pour apprécier un manga.
Interpréter les rapports texte/images
Personnellement, j’ai tendance à peu regarder les images et à beaucoup m’attacher au texte, ce qui limite l’immersion. Pour un lecteur de manga le mystère réside dans la compréhension des images, pas du texte. Il peut passer beaucoup de temps à observer les images. En effet, c’est là où s’épanouissent les sentiments, les émotions des personnages. La littérature manga est très expressive, dans le sens où les gros plans sont fréquents et les expressions des personnages d’une extrême variété.
C’est aussi pour cette raison que l’immersion est forte et l’identification facilitée. Tout concourt à favoriser le partage des émotions en direct, par un visuel fort.
Par la fiction et la mise en images, il permet d’explorer et de représenter des angoisses ou des pulsions profondes. La force du manga qui s’intéresse de près à l’adolescence, période de troubles et d’expérimentations est de savoir représenter ces turbulences. Il les transpose dans un langage assez complexe pour en préserver toute l’authenticité, mais suffisamment simple pour être compris par de jeunes lecteurs. Le recours au fantastique et au langage métaphorique sont souvent les moyens le plus usités pour évoquer l’adolescence.
Agnès Deyzieux, Lire au collège, n°96 (05/2014)
Pour mieux appréhender ces explications, il faut explorer les thèmes favoris des mangas.
Panorama de la diversité thématique des mangas
Aventure / SF et fantastique
Au top des classements, on trouve des mangas d’aventure. La plupart mettent en scène des personnages masculins comme Son Goku (Dragon Ball) Naruto, Luffy (One piece), Deku (My Hero Academia) dans des mondes imaginaires. Partis en quête d’un trésor, des sept boules de cristal ou aspirant à devenir chef du village ou super-héros, ils ont tous une quête, un défi à relever. Et ils sont loin d’être parfaits, c’est bien pour ça que leur histoire s’étire sur de si nombreux volumes ! Encore une fois, Agnès Deyzieux analyse parfaitement ce que les mangas apportent aux jeunes.
Le manga, par la multiplicité de ses thèmes, la grande diversité de ses personnages et l’intérêt qu’il porte à l’adolescence, propose à ses lecteurs la possibilité de s’y reconnaître mais aussi de se questionner. « Si les adolescents aiment le manga, c’est d’abord parce qu’ils s’y reconnaissent tels qu’ils sont, avec leurs interrogations, leurs craintes et leur part d’ombre, mais aussi leurs espoirs »
(J.-M. Bouissou, Manga. Histoire et univers de la bande dessinée japonaise, p. 183).
Parmi les mangas qui montent, The Promised Neverland s’inscrit dans plusieurs catégories. Il s’agit bien sûr de l’aventure de Emma, Ray et Norman qui fuient l’orphelinat où ils sont élevés… pour servir de nourriture aux « démons ». Comme souvent dans la littérature japonaise, les esprits (yokai), fantômes, démons et autres parasites pourchassent, voire habitent les personnages principaux. Le surnaturel s’invite régulièrement pour créer une atmosphère angoissante, parfois horrifiante.
Ce qui a conduit les adultes à s’émouvoir de la violence des mangas. Vieille rengaine qui remonte au dénigrement des animes japonais diffusés en France dans les années 80/90. Je pense à Ken le survivant, Dragon Ball Z ou encore Saint Seiya. Jusqu’à aujourd’hui, l’image d’un manga violent perdure. À tort. En effet, la production de mangas ne se résume pas à ses seinen ultra violents (comme les mercenaires forcenés de Berserk). De plus, la grande majorité des shônen mettent en scène des personnages au sens moral aigu et qui portent de nobles valeurs. Lorsque la violence surgit, elle répond à une problématique et conduit souvent à une profonde réflexion. Ainsi, les Chevaliers du Zodiaque (Saint Seiya) combattent pour sauver Athéna et non pour leur gloire personnelle. Ils restent humbles et c’est dans leur force morale, le fameux « cosmos », qu’ils trouvent l’énergie de se surpasser.
Si les monstres dévoreurs hantent Tokyo Ghoul, certains tentent de vivre en paix avec les humains. L’éditeur Glénat, sur son site, décrit ce manga en commençant par une question : « L’homme est-il vraiment au sommet de la chaîne alimentaire ? ». Si l’on dépasse les aspects horrifiques de cette série, on voit se profiler une problématique plus que jamais d’actualité. Quelle est la place de l’humain à l’échelle de la planète ? Sommes-nous des proies ou des prédateurs vis-à-vis des autres ?
Avec toute la liberté que donnent la SF et le fantastique, les thématiques des mangas s’avèrent très contemporaines : génétique, robotisation, intelligence artificielle, transhumanisme, mutation…
Dans cette catégorie se démarquent encore des petits nouveaux comme Dr Stone qui fait la part belle aux sciences. Taiju et son ami Senku se réveillent 3700 ans après que l’humanité a été transformée en pierre. Leur objectif est de recréer une civilisation grâce au pouvoir de la science. Vaste et passionnant programme !
Romance / drame
Dans cette catégorie, on retrouve essentiellement des mangas shôjo portés sur les sentiments comme l’amitié et l’amour. D’après divers sites consultés, les romances les plus lues et reconnues sont Nana et Fruits Basket. Elles mettent en scène des héroïnes au prise avec un destin extraordinaire. Le surnaturel fait toujours partie de l’intrigue pour la jeune Tohru, orpheline de Fruits Basket recueillie par une famille mi-humaine mi-animale. Quant à Nana, destin croisé de deux jeunes femmes au prénom identique, c’est d’émancipation féminine dont il s’agit.
Côté drame, j’ai relevé l’excellent A Silent voice qui touche par sa sensibilité sur un sujet aussi délicat que le harcèlement scolaire. Dans cette histoire où la jeune sourde Shoko est harcelée par Shoya à cause de son handicap, la situation s’inverse suite à la honte dont se couvre le jeune garçon aux yeux de ses camarades. Un renversement qui ne s’arrête pas là, puisque quelques années plus tard, Shoya, au bord du suicide, tente de renouer avec Shoko et racheter sa faute. Est-ce seulement possible ?
Dans un autre registre, la série Au coeur de Fukushima revient sur l’après catastrophe nucléaire, au plus près du quotidien des ouvriers de la centrale en 2011. Un travail documentaire remarquable grâce au mangaka accrédité sur place pour observer et capter l’état d’esprit des travailleurs de l’ombre.
Mangas historiques
De Enfant-soldat, seinen qui se déroule pendant la guerre au Cambodge au Capital de Karl Marx, en passant par Vinland avec ses héros scandinaves, le genre historique recouvre toutes les cultures et tous les continents. Celui qui s’est le plus vendu en 2019, Kingdom (seinen), retrace l’histoire de la réunification de la Chine à travers le personnage de Shin. Il existe également de nombreux mangas abordant l’histoire du Japon. Par exemple, le très joli La lanterne de Nyx relate la découverte de la culture française par le Japon en 1878.
Par ailleurs, la catégorie histoire propose des versions mangas de grands classiques de la littérature comme Voyage au centre de la Terre, Les Misérables ou encore Le comte de Monte Cristo. Un bel hommage à la littérature classique qui permet de la découvrir sous un angle graphique inédit.
Gastronomie, sports, loisirs…
Enfin, je terminerais avec cette catégorie plutôt originale où il est question de foot (Captain Tsubasa, alias Olive et Tom des années 1990), de basket-ball (Slam dunk), de courses paralympiques (Running girl), mais aussi de gastronomie. Dans cette catégorie, on trouve par exemple Silver spoon, La cantine de minuit ou encore Food wars…
De quoi plaire à tout le monde !
Il va sans dire que le choix des mangas présentés ici n’est nullement exhaustif. Il n’a que vocation à illustrer la diversité du genre. Si vous voulez nous faire part de vos coups de coeur, n’hésitez pas à laisser un commentaire !