Cette semaine, nous avons retrouvé Abderrahim Bouzelmate pour l’interroger sur des questions qui nous tiennent à coeur. Autour de la liberté, la nôtre et celle des autres. Abderrahim Bouzelmate est professeur de français dans un collège des quartiers nord de Marseille, mais aussi romancier et essayiste. Passionné de littérature, de poésie et d’art, il a écrit des ouvrages de vulgarisation et des essais qui mêlent expérience professionnelle et personnelle. Il puise son inspiration et sa didactique dans la littérature et les arts qu’il met au service de ses élèves pour atteindre l’art de la nuance. Nous avions déjà parlé de son travail lors d’un précédent article qui mettait en valeur le vivre-ensemble.
Aujourd’hui, plus que jamais, la question de la fraternité apparaît comme un ciment essentiel pour soutenir l’égalité et la liberté et permettre à toutes et à tous de s’exprimer librement. Elle permet aussi de faire œuvre de créativité, d’oser s’engager dans des projets novateurs. Enfin, elle pousse à participer et à contribuer à une société plus respectueuse des individus et de son environnement.
Avec la crise du covid, nos libertés ont largement été diminuées. Sommes-nous aujourd’hui habitués à l’enfermement au nom de la sécurité sanitaire ?
Il est toujours difficile de répondre à une question pareille, car nous n’avons pas encore assez de visibilité sur tout. La pandémie n’est pas une nouveauté dans l’histoire de l’humanité et celle d’aujourd’hui vient nous rappeler que nous sommes aussi vulnérables que les gens qui ont vécu la Peste Noire au XIVe siècle [mort d’1/3 des Européens] ou la Grippe espagnole au XXe [a tué 2,5 à 5 % de la population mondiale]. Si l’on se réfère à Boccace dans le Decameron (1349-1353) qui décrit des hommes et des femmes fuyant la peste, je suis frappé par leurs réactions. Ils éprouvent le besoin de se raconter des histoires et de survivre par la communication et les arts.
Aujourd’hui encore, la culture, à travers la lecture bien sûr, mais aussi toutes formes d’art, est un échappatoire au climat anxiogène de la pandémie. Et notre angoisse face à la mort est sans doute d’autant plus forte au XXIème siècle que la spiritualité s’est considérablement affaiblie. Il est probable que les croyances religieuses ont permis aux anciens de surmonter les épidémies précédentes.
Pour en revenir aux restrictions actuelles de nos libertés, espérons que ces mesures soient réellement exceptionnelles et que bientôt nous sortions de cet état plus responsables et plus conscients de nos libertés qu’auparavant.
Lors du premier confinement, on a eu le sentiment d’une certaine compétition entre pays. C’était à celui qui protègerait le mieux en radicalisant le plus les moyens. Mais est-on prêt à vivre à n’importe quel prix ? Je n’oublie pas que la liberté est le premier mot inscrit sur la devise française. De fait, la liberté est un combat phare de la Révolution française et de la République et elle est une responsabilité entre nos mains. Elle est au cœur des préoccupations françaises, sans doute beaucoup plus que dans d’autres pays qui ont accepté sans trop broncher les restrictions de leurs libertés.
A Tale from Decameron par John William Waterhouse, 1916, Lady Lever Art Gallery, Liverpool
Comment as-tu vécu les confinements successifs ? Quelle réflexion philosophique sur la liberté as-tu porté pendant toute cette période ?
Je ne peux m’empêcher de penser comme Montaigne : « je hais les remèdes qui importunent plus que la maladie ». J’ai eu ce sentiment d’avoir été privé de la vie par peur de la mort. J’aurais préféré une meilleure organisation qui nous aurait empêché de continuer à vivre tout en luttant efficacement contre le virus. Mais les gouverneurs du monde, dans leur course au populisme, ont choisi les solutions les plus radicales.
Avec cette solution radicale du confinement, on assiste à une course malsaine. C’est à celui qui en fera le plus. C’est la mondialisation de la peur. Tous les soirs on a droit au comptage des morts. Et les médias qui cherchent à faire du buzz en exploitant à outrance n’importe quelle rumeur… Les gens d’avant avaient moins de moyens mais il me semble qu’ils accueillaient parfois la maladie et la mort avec plus de philosophie. On a réalisé que nous étions vulnérables et que nous étions impuissants malgré notre fantasme de tout contrôler.
De fait, l’être humain s’est forgé un sentiment de toute-puissance et ce sentiment en a fait un tyran. S’en sont suivis les sinistres épisodes des incendies de forêt, la destruction de la faune et de la flore, la pollution des mers, la fonte des glaciers, les guerres, le nucléaire, etc. Cette pandémie nous remet à notre place. Un virus, et les prétentions de l’homme se trouvent freinées ! Une chose est sûre, cette pandémie, qui a fait du mal à l’homme, a fait du bien à l’ensemble de la planète. À nous d’en tirer les conclusions. Nous sommes des êtres fragiles et nous devons nous comporter avec humilité. Nous devons respecter notre monde. Si nous continuons à détruire notre environnement qui nous accueille et nous protège, les prochaines catastrophes seront sans commune mesure avec cette pandémie.
As-tu constaté chez tes élèves de collège des changements de comportements depuis un an par rapport à toutes ces restrictions libertaires ?
Les élèves ont été vraiment compréhensifs ; ils n’ont pas rejeté le port du masque, ont accepté les consignes très contraignantes et nous ont facilité la gestion de cette crise. Vraiment nos élèves sont formidables et je leur en suis reconnaissant. Cependant, je relève une ambiance parfois malsaine qui se cristallise autour du port du masque. Certains enseignants voient de l’indiscipline là où il y a des jeunes épuisés, physiquement et moralement.
Par ailleurs, il est évident que la crise a creusé davantage les inégalités. Il nous a fallu batailler dur dans les établissements REP+ pour éviter les décrochages. On se rend compte qu’il est impossible pour certains élèves de travailler depuis chez eux, dans les familles nombreuses, dans les appartements exigus, quand il n’y a qu’un ordinateur par famille, quand il n’y a qu’une ou deux chambres pour tous les enfants. Cette crise a été terrible dans sa manière d’avoir aggravé les injustices sociales. Mais nos élèves dans tous les cas ont été irréprochables et nous ont donné une bonne leçon quant à leur capacité à faire preuve de responsabilité au temps des grands périls.
Quelles sont tes pistes de réflexion sur ta pratique de prof de lettres en collège aujourd’hui ?
Tout d’abord, je me demande quel genre de professeurs sommes-nous en train de former ? Il faudrait revoir la formation des enseignants, car c’est là que le bât blesse. On a trop tendance à partir du point de vue du professeur alors qu’il faudrait savoir écouter celui de l’élève afin de bâtir dessus. Or il y a encore beaucoup trop de cours magistraux. Pour que les élèves réfléchissent, il faut partir de ce qu’ils ressentent. Il faut les initier au sens des textes littéraires. Il faut prendre le temps et donner la parole à chacun·e.
Mais, j’ai 23-24 élèves, et c’est pire dans les collèges qui ne sont pas REP. Je ne peux pas faire intervenir autant d’élèves en 45min. Il faudrait encore réduire le nombre d’élèves. Cependant, nous sommes dans la restriction et la pénurie de profs. Le prof est un être humain qui fait avec les moyens du bord. Si on regarde ce qui se fait dans d’autres pays comme le Canada, on se rend compte que nous nous avons beaucoup de chemin à parcourir encore ! L’élève doit être au cœur de nos préoccupations. Nous formons les citoyens de demain ; ne l’oublions pas.
Quel est ton parcours personnel et comment il influence ta pratique d’enseignant ?
Tout d’abord, je suis issu d’un milieu défavorisé. J’ai démarré par un CAP transports routiers puis j’ai enchaîné avec un BEP et un Bac pro. Il m’a fallu du temps pour comprendre que je pouvais aller vers autre chose que ce pour quoi on me destinait. J’ai finalement poursuivi des études de lettres, passé le CAPES et enseigné en collège. Et je viens tout juste de soutenir ma thèse de doctorat en littératures françaises en décembre dernier.
J’ai toujours aimé lire (depuis le primaire) et la directrice de mon école nous initiait à l’amour de la patrie, la Provence ! J’ai pu découvrir la faune et la flore de ma région et c’est comme ça que j’ai forgé mon amour de la mer, de nos collines, de nos villes, de la langue française. Pourquoi jen’ ai pas décroché malgré l’hostilité d’un environnement social difficile ? L’accès à la culture m’a sauvé. J’ai échappé à ma condition grâce au livre, à la lecture. Pour fuir la société, sa famille, soi-même… la lecture est un outil de libération formidable ! Et c’est elle qui m’a sauvé ! Ma liberté vient de là.
Du fait de mon parcours personnel, je me sens proche de mes élèves et ça m’aide dans ma pratique.
Grâce à mon expérience personnelle, je sais que pour aider l’élève, il faut lui révéler son propre génie, le sortir de son environnement, frapper sa curiosité, éveiller son intelligence. Mais on manque encore gravement de moyens dans nos établissements. Ceci est une grande difficulté, et bien souvent, les enseignants abandonnent face aux lourdeurs administratives et à l’insuffisance des budgets.
C’était mieux avant ? Quels changements structurels dans la société constates-tu depuis les années 90, années où tu te levais à 2h du matin pour faire du graff dans les rues de Marseille ?
Ce qui a changé depuis les années 90 c’est que la sécurité est devenue une obsession de nos politiques. Le parti de l’extrême droite a réussi à imposer ce thème comme l’enjeu majeur de nos sociétés modernes. C’est malsain, car on a créé une société de délation, d’accusations réciproques, de rejets et de tensions. À cause de cela, la fraternité recule. On était incontestablement plus libres il y a 20 ou 25 ans. Il y a toujours eu de la violence et des faits divers, mais avant, on en parlait une fois au 20 heures et on passait à d’autres sujets.
Aujourd’hui, les chaînes d’info en continu martèlent cela durant des semaines entières, du matin au soir. Nous vivons à l’époque du buzz et des analyses superficielles. Ce n’est pas bon du tout. Même les faits divers qui se passent en Italie ou aux États-Unis nous sont servis. Il y a aussi une augmentation de la violence, c’est une évidence. Tirer sur des policiers était impensable en notre temps de jeunesse. Mais ces faits gravissimes doivent être traités de façon réfléchie et responsable. On ne peut pas répondre à la violence des actes dans la rue par les violences des propos de certains journalistes. On règlera les problèmes dans l’unité et non dans les divisions.
J’ai exploité quant à moi au maximum la liberté d’expression à travers le graffiti et j’en suis plutôt fier. Cela a fait de moi un être équilibré, conscient de ses droits et de l’immense affaire qu’est la liberté artistique. Je suis devenu un soldat de cette liberté, car je sais ce qu’elle vaut et ce qu’elle peut apporter à de jeunes cœurs qui rêvent de l’impossible et qui débordent de créativité.
Quelles problématiques et quelles limites rencontre la liberté d’expression face aux réseaux sociaux ?
Les réseaux sociaux sont une bonne chose dans la mesure où ils ont permis à de véritables talents artistiques d’éclore en contournant les réseaux habituels ultras conservateurs. Ils nous révèlent tous les jours des artistes splendides qui nous rendent heureux alors qu’ils n’avaient, au départ, aucun moyen de se payer les grandes écoles artistiques. Mais les réseaux sociaux ont aussi permis aux populismes politiques et religieux de prospérer.
Je dirais donc que les réseaux sociaux sont excellents d’un point de vue de la créativité artistique, mais extrêmement nocifs et malsains du point de vue de leur utilisation à des fins politiques ou propagandes religieuses. Les réseaux sociaux sont devenus le lieu par excellence de toutes les manipulations, de tous les populismes, de toutes les tensions. Espérons que nous allions vers quelque chose de plus maîtrisé, de moins anarchique.
Comment s’articulent aujourd’hui libertés collectives et libertés individuelles ?
La liberté individuelle débouche sur la liberté collective. Les deux sont liées !
Cette crise a suspendu le travail associatif, or ce travail constitue le tissu fraternel de la France. Il y a eu un éclatement brutal de la société. Les gens se sont sentis mal d’un coup, car il n’y avait plus de lieux d’échange. La solitude est devenue un ennemi majeur à combattre. Heureusement certaines associations ont pu continuer d’agir sur des territoires en très forte tension. Des distributions solidaires de denrées et produits de première nécessité ont pu être organisées.
Malgré cela, la fermeture des lieux d’accueil a révélé un grand vide et la grande détresse de certains. En tant qu’enseignant des quartiers nord de Marseille, je sais l’importance du travail des associations. Et leur brusque arrêt lors des confinements successifs n’a fait que le confirmer encore davantage. Les associations font un travail formidable pour maintenir le lien social, favoriser l’entraide et proposer des solutions adaptées aux besoins locaux et individuels.
Les libertés s’expriment-elles de la même façon sur tous les territoires (centres-villes, campagnes, quartiers…) ? Égalité sociale, égalité homme/femme…
J’habite en plein centre d’une grande ville et je ressens souvent de l’étouffement. En même temps, je suis incapable de vivre à la campagne. Je pense qu’il faut trouver un juste équilibre et renforcer les échanges entre les petits villages et les grandes villes. Un enfant qui grandit dans un milieu ultra urbanisé est privé d’une grande part de bonheur qu’est le contact direct avec la nature.
Pour ce qui est de l’égalité sociale, elle reste un idéal à atteindre et un combat à poursuivre. Des lacunes ont été comblées dans ce domaine, mais il y en a tant d’autres. Enfin, pour l’égalité homme/femme c’est à l’école que nous devons travailler à fond sur ce thème, mais pour l’instant, on ne s’en préoccupe pas vraiment et le problème persiste. Il doit y avoir plus de rencontres entre les garçons et les filles pour que les uns puissent apprendre des autres.
Selon toi, quel rôle peut encore jouer la culture dans nos libertés ?
La culture fait de l’homme un humain. Aucune paix n’est envisageable sans la culture ; c’est par la culture que l’homme apprend à mieux sentir le monde, à mieux penser, à mieux vivre, à mieux respecter, à mieux comprendre, à mieux aimer. La culture est le principal outil de l’homme dans sa quête du bonheur. La culture aide aussi l’homme à mieux comprendre l’inutilité des guerres et l’impératif de la fraternité. De la paix donc. La culture enseigne à l’homme le véritable sens du mot liberté. Enfin, la culture entretient le rêve, et le rêve est le premier pas dans le monde de la liberté justement.
D’après toi, en quoi la laïcité en France garantit-elle la liberté des citoyens ?
La laïcité telle qu’elle a été pensée en France est le modèle de société le plus moderne qui existe sur la planète ; elle garantit les libertés individuelles et la neutralité de l’État dans les questions qui touchent aux croyances religieuses, philosophiques et politiques. Grâce à la laïcité, on est libre de croire ou de ne pas croire, de vivre en sécurité malgré nos convictions politiques, religieuses ou philosophiques. Les philosophes et les esprits libres de tous les temps en avaient rêvé. Aujourd’hui, la laïcité est notre bien le plus précieux, et ce trésor nous devons le défendre contre toutes ces attaques malsaines qu’il subit de la part des extrêmes, religieux et politiques. La laïcité est donc le support même de la liberté du citoyen. Nous devons défendre cela et inculquer à nos élèves à quel point c’est important pour l’avenir de notre société.
La laïcité est l’aboutissement de tout un combat.
Liberté et autonomie dans l’éducation des jeunes
En tant qu’enseignant de lettres, je perçois très bien quel formidable outil de liberté constitue la littérature. Il permet de sortir de sa condition et de soi-même pour se construire dans l’altérité et la fraternité. Nous avons un patrimoine culturel riche mais nous ne l’exploitons pas assez. Si j’utilisais une métaphore, je dirais que nous disposons d’un réfrigérateur rempli de tous les aliments variés et nécessaires à notre équilibre, mais que nous nous obstinons à n’utiliser qu’une boîte de thon en conserve comme nourriture !
Bibliographie
- Molière au coeur, à paraître prochainement
- La crise de la nuance, Paris, Les points sur les i éditions, 2018
- Abderrahim Bouzelmate et Sofiane Meziani, De l’Homme à Dieu, voyage au cœur de la philosophie et de la littérature, Albouraq éditions, 2015
- Al-Andalus : Histoire essentielle de l’Espagne musulmane, Albouraq, 2015
- Ibn Rochd-Averroes, le philosophe de l’Humanité, Albouraq, 2020
- Sultane sublime : L’extraordinaire destin de Chajara Dorr, Paris, Victor Le Brun éditions, 2020
- Dernières nouvelles de notre monde, Apprendre à douter avec Montaigne, Montrouge, De Varly éditions, 2013
- articles du Huffingtonpost