Cette semaine, j’ai eu la chance de m’entretenir avec Laëtitia Vitaud, autrice d’un passionnant essai paru chez Calmann Lévy, Du labeur à l’ouvrage, pourquoi l’artisanat est le futur du travail. Laëtitia a enseigné l’anglais en classes préparatoires pendant dix ans puis a commencé à s’intéresser aux mutations du monde du travail. Elle est désormais reconnue comme spécialiste du futur du travail, écrit pour de nombreux médias, dont Welcome to the jungle. De plus, elle intervient dans des conférences et auprès de clients pour apporter son expertise en matière de management et ressources humaines.
De fait, Laëtitia Vitaud croit que « les valeurs de l’artisanat (autonomie, créativité, responsabilité) émanciperont les travailleurs et aideront les entreprises à créer plus de valeur (s). » Chez Weeprep, nous partageons ces convictions et sommes persuadé·e·s que le développement des compétences psycho-sociales ou psycho-comportementales est fondamental pour participer au futur du travail. C’est pourquoi les travaux de Laëtitia Vitaud nous semblent primordiaux pour aider les jeunes et leurs parents à mieux décrypter le monde qui les entoure. Pour que chacun·e maximise ses chances de réussite.
Transformations du marché du travail : individuation et réseaux
L’importance du récit de vie dans la construction de son identité
Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser au futur du travail ?
C’est parti de mon histoire personnelle, de souffrances, de doutes. A priori destinée à travailler en entreprise en sortant d’HEC, j’ai rencontré des déconvenues dans le monde de l’entreprise puis ai décidé que je voulais plutôt enseigner. Ainsi, j’ai dû passer l’agrégation d’anglais. Déjà mon parcours prenait une orientation que je n’avais pas forcément prévue.
En travaillant auprès des jeunes, j’ai pu mesurer l’écart qui persiste entre le monde de l’enseignement et le monde du travail. Je m’intéressais beaucoup à l’idée de trouver sa place dans la société, à la question de l’identité propre à chacun·e. Je portais tout cela en moi et ma démarche personnelle m’a conduite à étudier l’histoire du travail (ses valeurs, ses institutions, ses modes de productions…), son lien intrinsèque avec l’économie.
Rapidement, il m’a semblé qu’une transition était à l’oeuvre. J’ai voulu écrire l’histoire du changement de notre rapport au travail. En fait, c’est très pluridisciplinaire. Cela convoque plein de domaines différents : sociologie, économie, histoire, culture… Le sujet du travail est extrêmement riche, voire infini ! D’ailleurs, j’ai passé cinq ans à l’étudier avant de publier mon premier livre Du labeur à l’ouvrage.
La fin de l’économie de masse et l’avènement de l’ère numérique incitent à donner plus de sens au travail
Vers une quête de sens et d’autonomie…
Dans ton ouvrage, tu analyses la fin du modèle fordiste, hérité de l’ère industrielle. Fondé sur l’économie de masse et un système de compensations (sécurité sociale, pouvoir d’achat, accession à la propriété, CDI…), il justifiait le labeur, travail subi plutôt que choisi.
En effet, la désindustrialisation, la perte de certains avantages sociaux et l’évolution des mentalités sous l’effet du numérique et des impératifs environnementaux, créent de nouvelles valeurs et attentes concernant le travail. Les individus rejettent la hiérarchie et aspirent à davantage d’autonomie, de flexibilité dans leur quotidien. Ils ont besoin de donner du sens à leur vie, d’être en adéquation avec leur identité. Parfois, ils rejettent la logique des industries polluantes ou non respectueuses du vivant. De plus, la frontière entre privé et professionnel a tendance à s’estomper pour s’unifier vers une identité murie, assumée, révélée parfois sur le tard lors d’un reconversion. Il y a une forte tendance à l’individuation, une recherche d’adéquation entre son identité et celle de son travail.
Augmentation du freelancing créatif
Cependant, le nombre total des travailleurs indépendants n’augmente pas tant qu’on l’imagine. En revanche, le nombre d’indépendants, « freelance » de la « classe créative » a fortement augmenté ces dernières années. « Designers, développeurs informatiques, graphistes, experts du marketing, consultants ou illustrateurs, ces professionnels ont su tirer parti de la révolution numérique. »
« les freelances sont déterminants pour l’avenir du travail. C’est grâce à eux que l’entreprise réinvente ses pratiques, apprend à personnaliser le travail, à parler d’humain à humain, de manière simple et transparente, et à accompagner les individus dans des parcours singuliers. (…) Cette réinvention [du monde du travail par les freelances] ne peut que profiter à ceux qui resteront salariés, c’est-à-dire la majorité des travailleurs. »
Laetitia Vitaud, Du labeur à l’ouvrage, Calmann-Lévy, Paris, 2019
Ainsi, la transition à l’oeuvre aujourd’hui soulève beaucoup de questionnements pour les entreprises et pour les travailleurs : espaces de travail, ressources humaines, télétravail, rapport au numérique, au management. Le temps du labeur, travail pénible ou ennuyeux, est contesté. Place à l’ouvrage qui redonne à chacun·e de la valeur, un rôle dans le tissu social. L’ouvrage c’est le goût du travail bien fait, de l’engagement de soi, de la reconnaissance de la qualité de son travail par les autres et par soi-même. Pour un lien de confiance restauré et une bonne estime de soi.
Créer son propre ouvrage : Laetitia Vitaud à l’oeuvre
En me spécialisant dans l’analyse du futur du travail, j’ai créé ma propre activité. Au cours de mes recherches, j’ai expérimenté moi-même cette quête de sens, cette volonté de trouver ce qui engage au quotidien. De fait, le futur du travail a des applications concrètes pour moi en terme de missions, de projets, pour lesquels je peux être payée. J’ai réussi à construire mon propre travail en développant les compétences qui lui sont nécessaires. Ainsi, des organisations sont prêtes à payer mes missions de conseils, pour inspirer leurs clients ou leurs employés sur le futur du travail. Ils requièrent une expertise que j’ai bâtie pendant cinq ans et que je continue d’enrichir au quotidien.
Finalement, en enrichissant continuellement mon expertise, j’ai aussi construit ma légitimité. Ce qui m’a permis de proposer une offre de conseils pour mes clients. Quand j’ai commencé en 2015, la thématique du futur du travail émergeait à peine. Je suis arrivée au bon moment. C’est une chance qui m’a donné l’occasion d’affirmer mon identité. Par ailleurs, il faut souligner l’importance du réseau dans un projet professionnel. Discuter avec les gens, aller à leur rencontre, les solliciter pour leurs compétences, leurs connaissances, faire appel à leur soutien. Aujourd’hui, la construction de soi passe par la coopération, l’entraide et le recours à un réseau.
C’est ce que font les jeunes aujourd’hui avec les studygram (comptes de révision et de motivation sur Instagram). Ils n’attendent pas que la vie choisisse pour eux. Ces collégien·e·s et lycéen·ne·s se saisissent d’un outil de communication en réseau pour partager leurs connaissances, leurs conseils. Ils forment des communautés de partage, d’émulation, mais pas de compétition.
En effet, c’est un très bon exemple de l’usage d’un réseau. Ces jeunes ont une démarche d’apprentissage dynamique qui constitue un bon atout pour leur futur. Ils exercent leurs compétences psycho-sociales, tout comme ils devront le faire tout au long de leur vie pour évoluer, s’adapter aux changements du futur du travail.
Flexibilité, adaptabilité : les compétences psycho-sociales à l’oeuvre dans le futur du travail
Construire son récit de vie
Laëtitia Vitaud, qui es-tu ?
Les questions les plus simples sont souvent les plus difficiles ! Mais faire un travail narratif sur soi est fondamental. En fait, c’est ainsi que nous créons notre propre histoire. Nous donnons sens à des éléments d’apparence disparate. Nous justifions des décisions, des expériences « après coup » grâce à l’auto-analyse et au va-et-vient entre conscient et inconscient. Un parcours de vie est toujours semé d’embûches, c’est ce qui fait que nous sommes uniques !
Alors qui suis-je ? Je suis autrice sur le futur du travail, j’en ai fait la matière de mon travail quotidien. Et je continue de le/me construire tous les jours. Ma mission de conseil devient essentielle dans le nouveau marché du travail. Au XXIème siècle, le paradigme du travail c’est le changement. Tu vas devoir changer d’identité plusieurs fois dans ta vie professionnelle qui va être plus longue. Par ailleurs, cette question du changement d’identité devient aussi une question économique, sociale et professionnelle.
Changer d’identité professionnelle pour s’adapter au futur du travail
Des métiers disparaissent face à la généralisation du numérique
Dans le double contexte de crise et de transition numérique, de nombreuses identités professionnelles sont mises à mal. Par exemple tous les métiers de guichets (banque, caisses ou comptoirs de vente…) sont menacés par le recours au numérique. Ainsi, les ventes en ligne explosent et de plus en plus de démarches s’accomplissent en ligne, souvent sur smartphone (état civil, impôts, billets de train, opérations bancaires…). Ce sont des centaines de milliers d’emplois qui sont menacés. Ainsi le nombre d’employés de banque et d’assurance a chuté de 40% ces trente dernières années.
Quand les modèles changent, ça a des conséquences sur les emplois. Il faut être conscient qu’on peut exercer aujourd’hui un métier qui aura disparu dans dix ans. Or, depuis 2015, ces vagues de transformation s’accélèrent. Les travailleurs actuels et futurs doivent se préparer à affronter cette impermanence du marché du travail. On peut, on doit préparer la suite. Par exemple, si on est chauffeur de camion et qu’on suit de près ce qui se passe dans son secteur, on sait que l’avenir ce sont les camions sans chauffeur. Il faut s’y préparer en se formant.
On reste compétent pour d’autres aspects du métier qui vont être utiles pour poursuivre son travail avec de nouveaux outils.
Absolument. Mais il faut être prêt·e à changer d’identité car certains métiers sont voués à disparaître totalement. C’est une réalité économique face à laquelle il faut s’adapter. Et même plus : il faut l’anticiper.
La tendance à la reconversion professionnelle se confirme
D’autre part se pose la question des reconversions. Certaines études montrent que 9 travailleurs sur 10 sont tentés par la reconversion. Pour la plupart, la raison invoquée, à plus de 60%, c’est l’ennui au travail. Ce qui renvoie à la quête de sens et à l’individuation évoquées tout à l’heure.
Si la majorité des Français (93 %) a déjà songé à faire une reconversion professionnelle, 38 % d’entre eux ont franchi le cap tandis que plus de la moitié y aspire, selon l’étude menée en ligne par nouvelleviepro.fr en 2019 auprès de 2083 actifs français âgés de 18 à 64 ans.
À noter que l’envie de changer de métier se retrouve dans toutes les professions, mais que les cadres passent plus souvent à l’acte. En effet, se reconvertir implique parfois un bilan de compétences et une reprise d’étude supérieure à 6 mois. De nombreuses formations nécessitent un plein temps et ne vont donc concerner que les individus capables de s’auto-financer.
Bien sûr, il est possible d’être financé·e dans le cadre d’un Fongecif, mais les procédures sont longues et ne répondent qu’imparfaitement aux projets des individus. Il en découle que les implications financières d’une reconversion professionnelle sont plus facilement surmontables dans les classes aisées.
Cependant, le contexte de la crise actuelle va certainement freiner les projets de reconversion pendant les prochains mois, voire années. La sécurité va primer sur la prise de risque dans un contexte incertain.
Malgré cela, il n’est pas normal que la reconversion professionnelle dépende des moyens financiers des individus. On devrait pouvoir accéder à des formations beaucoup plus facilement à tous les âges de la vie sans avoir à renoncer à ses revenus.
Un soutien institutionnel primordial pour garantir l’autonomie des travailleurs
Comment aider les travailleurs à s’adapter aux évolutions du marché du travail ?
Il y a des institutions qui devraient nous soutenir et nous aider à réagir avant que ce ne soit « trop tard ». Toutes les institutions de formation continue sont concernées. Il existe bien le CPF (Compte Personnel de Formation), mais il est malheureusement trop anecdotique. Pour moi, l’école n’est pas réservée aux enfants, tout le monde devrait pouvoir apprendre, à tout âge. De plus, il serait utile, dès la formation initiale, de transmettre des outils pour anticiper les cycles. L’idée c’est de s’inscrire dans une dynamique professionnelle et non d’engranger des connaissances sans perspective.
De même, notre société ne prend pas assez en considération les parcours de vie de chacun·e. De plus en plus, des travailleurs doivent réduire ou suspendre leur activité pour s’occuper de leurs parents âgés. Il faudrait que les employeurs et les gouvernements soutiennent ces individus, car le risque pour eux de sombrer dans la pauvreté est réel. C’est le cas par exemple au Japon où beaucoup de retraités (surtout des femmes) vivent en-dessous du seuil de pauvreté. On ne peut pas continuer à fermer les yeux sur le vieillissement de la population. Il a un impact sur l’économie et l’activité des travailleurs. Il est urgent de s’adapter à une nouvelle donne démographique.
D’ailleurs, de nombreuses entreprises s’intéressent de près à cette tendance (ndlr : la silver économie ou économie des séniors). Une plus grande longévité, cela veut dire une carrière plus longue, plus de transitions professionnelles et d’étapes professionnelles. Vivre plus longtemps (et plus longtemps en bonne santé), c’est un cadeau, pas un fardeau, pourvu qu’on adapte nos institutions (notamment d’éducation).
Orientation des jeunes et futur du travail
Distinction entre l’outil informatique et le monde numérique
Parlons orientation des jeunes. Que penses-tu de la plateforme Parcoursup ? Tu as travaillé en Angleterre et en Allemagne, qu’est-ce que ça t’apporte dans ta réflexion sur l’orientation ?
Quand j’ai commencé, il n’y avait pas Parcoursup et mes enfants sont trop jeunes pour être déjà concernés. L’impression que j’en ai c’est que ça ne fonctionne pas. Il me semble que l’on éprouve, comme dans le monde professionnel d’ailleurs, la déception face à un système informatique aliénant. Finalement, ce n’est pas du numérique mais de l’informatique. Il manque la culture du design, de l’ergonomie où l’expérience utilisateur est primordiale pour adapter, améliorer le service.
Ici, la plateforme Parcoursup semble peu agile et peu intuitive et sa finalité n’est pas transparente. S’agit-il de proposer la meilleure formation possible à un·e élève ou seulement de s’assurer qu’il·elle sera bien inscrit·e quelque part pour fournir des statistiques ? De plus, il n’y a pas d’humains derrière pour débloquer, décider des choses. L’outil semble rigide et donc très aliénant…
Quelques exemples d’accompagnement à l’orientation en Angleterre et en Allemagne
En Angleterre, ce n’est pas moins inégalitaire. Au contraire, les inégalités sociales sont fortes et en fonction de ton milieu d’origine tu auras plus ou moins de chance d’accéder à des grandes écoles ou des parcours d’excellence. Par exemple, les élèves qui ont les moyens ont recours à un système privé qui consiste à embaucher des tuteurs pour passer les concours. Donc quand tu as de l’argent, tu as plus de chance d’obtenir ce que tu veux. En revanche, en France, même si les inégalités sociales existent, le sentiment d’arbitraire est répandu. Même fortunés, certains ont l’impression d’être empêchés de s’accomplir, car les conditions d’accès aux voies d’excellence sont plus complexes.
Alors qu’en Allemagne, le système est non seulement globalement différent, mais dépend aussi des régions (Länder). Il est plus pragmatique et on peut changer de voie à différentes étapes de sa vie (par exemple, passer un diplôme après des années de vie active). Je trouve que c’est mieux. Au début des années 2000, leurs résultats à l’enquête Pisa avaient révélé des lacunes. Du coup, ils ont beaucoup investi pour y remédier et ça a fonctionné.
Assez tôt, le système devient élitiste : après quatre ans en primaire (la « Grundschule »), contre cinq en France, les enfants sont répartis dans les différents types d’établissements secondaires en fonction de leurs résultats de la dernière année, soit l’équivalent du CM1 ! Ils vont à la « Hauptschule », la « Realschule », le « Gymnasium » ou la « Gesamtschule ». Il n’y a pas forcément de place pour tout le monde, mais il y a des ponts possibles.
D’une manière générale, il y a plus de souplesse dans les parcours tout au long de la vie. Même si tu n’as pas fait le Gymnasium, tu peux travailler en entreprise puis valider tes acquis et passer un diplôme, sans avoir eu le bac. En fait, seulement ⅓ de la classe d’âge des 19 ans est titulaire de l’Abitur (bac), contre plus de 88% en France en 2019. En Allemagne, sans l’Abitur, tu peux quand même faire des études supérieures. De plus, il y a des parcours, des ascensions professionnelles possibles, même sans diplôme.
La crise sanitaire actuelle influence fortement le marché du travail
Dans le contexte de crise actuelle, les métiers de labeur ne risquent-ils pas d’être privilégiés au détriment de l’ouvrage ?
Il est vrai que les choix sont limités par les contraintes du moment. L’impératif est déjà de faire manger sa famille, globalement de faire ce qu’on peut. Nous sommes tous confrontés à des contraintes immédiates de survie. Mais ces choix peuvent évoluer. Même si ce n’est pas forcément le moment de quitter un poste « laborieux », on peut continuer à faire des rencontres, à apprendre, à réfléchir. Si on met dans la balance lancer son activité freelance ou décrocher un contrat de labeur pour avoir son indépendance, on va préférer la sécurité du salariat qui s’accompagne d’une protection contre le chômage. Les contre-parties du labeur sont irrésistibles.
Néanmoins, il reste des secteurs qui embauchent, particulièrement dans le numérique : des développeurs, des métiers de la data, web marketing… Parfois c’est même plus facile en CDI qu’en freelance. Car certaines entreprises annulent leurs contrats de prestations. Finalement, les modalités de travail sont très contrastées dans le numérique : CDI, CDD, freelance…
D’autre part, il faut noter que les secteurs des services de proximité, de l’artisanat, des métiers de bouche, du tourisme sont en berne. De plus, ces secteurs risquent d’être très touchés pendant plusieurs années : 1 restaurant sur 3 ou 4 ne rouvrira pas. À Manhattan, cela sera 1 sur 2 ! En terme de quantité d’emplois touchés, cette crise est sans précédent.
Le spectre de la « grande dépression » consécutive à la crise de 1929 risque de ressurgir.
En effet, en 2021, certaines aides de l’État risquent de prendre fin, beaucoup d’entreprises moribondes pourraient disparaître. Si elles n’ont pas su prendre le cap du numérique, rebondir avant l’arrêt des subventions, elles ne pourront pas survivre. On va connaître une crise en plusieurs vagues qui va toucher plusieurs secteurs. En conséquence, le marché de l’emploi va être très très difficile pendant au moins 2 ou 3 ans.
Futur du travail et offre de formation : inadéquation entre les besoins
Penses-tu que le système éducatif et son offre de formations permettent aux jeunes de distinguer labeur et ouvrage ?
Je ne pense pas. Tout est construit autour de cette idée fallacieuse qu’il existe une identité fixe alors qu’il est primordial de continuer d’apprendre et surtout de développer ses capacités métacognitives (apprendre à apprendre). Il est vraiment dommage que les connaissances priment sur les compétences. Ainsi, l’ouvrage requiert la capacité à combiner par soi-même des choses différentes, à fonctionner en réseau. Or la plupart des formations te formatent pour rentrer dans une boîte. On n’est pas préparé à surfer sur les vagues, à être plus résilient.
Les écoles du numérique pionnières de l’ouvrage
À croire que les seuls horizons possibles sont la réussite ou l’échec. Alors que l’une ne va pas sans l’autre. Et c’est justement en se corrigeant, en s’améliorant (le fameux kaizen japonais lié à l’ikigai) qu’on avance. Certaines écoles du numérique font reposer leur formation sur les compétences psycho-sociales, l’autonomie, la responsabilité.
Effectivement, certaines écoles sont vraiment pionnières en la matière. Leur principe éducatif s’articule autour de l’autonomisation comme à l’école 42 qui favorise l’auto-didactisme et l’apprentissage par les pairs, ou encore Epitech. Mais c’est encore relativement marginal. De plus, il faut bien comprendre que ce type d’enseignement calqué sur l’ouvrage est extrêmement exigeant et à bien des égards beaucoup plus difficile que les écoles fondées sur le labeur.
Finalement, dans le monde de l’éducation il existe beaucoup de formes alternatives face à la rigidité du système existant. Mais le monde des formations professionnelles est un monde réglementé où toute nouvelle structure doit d’abord obtenir des agréments pour exister. L’obtention d’un agrément garantit aux élèves que la formation est reconnue par l’État, qu’elle est conforme à des normes européennes d’exigence. Elle est sensée prémunir du charlatanisme. D’autre part, l’agrément permet aux structures de formation d’obtenir des financements et aux élèves de se faire financer leur formation. Sans cela, les formations innovantes sont très onéreuses. Le système n’encourage donc pas l’innovation.
En effet, il n’y a pas forcément d’incitation à être innovant. Quand, les organismes existants ont des gros contrats (et l’agrément), ils s’en satisfont. Ainsi, nous sommes face à un dilemme : pour garder leurs acquis, les écoles ont intérêt à ce que les choses ne bougent pas. Ce qui aboutit à une relative sclérose de la formation professionnelle.
Le rôle des éducateurs pour préparer le futur du travail
Si tu étais prof aujourd’hui au collège ou au lycée, comment serais-tu ?
Je serais comment avant ! J’ai quitté l’Éducation nationale début 2015 et suis partie en Angleterre. Quand j’étais en poste, je faisais beaucoup de choses hybrides sur des blogs, en ligne, en lien avec le travail du récit et les réseaux. Le numérique doit être au service de quelque chose, l’outil ne fait pas tout. D’ailleurs, pour moi le boulot de prof est toujours pertinent, même s’il semble concurrencé par des services numériques. La relation singulière entre les élèves et l’enseignant·e reste fondamentale.
Pendant le confinement, alors que cette relation humaine s’est souvent délitée, il y a eu du décrochage scolaire, une baisse de la motivation, voire une démobilisation progressive pour une large part d’élèves. On a pu constater que le rôle d’un·e enseignant·e ne se limitait pas à transmettre les savoirs visés par les programmes officiels.
Le prof doit t’inspirer, te faire envie. Il y a dans la relation entre le professeur et son élève quelque chose de l’ordre de la projection analytique (psychanalyse). C’est une relation personnelle, tout à fait opposée à l’anonymat. Et c’est dans ce relationnel, qui inclut aussi les émotions, que les apprentissages prennent racine.
Quel est ton style parental pour aider tes enfants à être épanouis, autonomes ?
Avec mon mari, nous avons beaucoup misé sur le fait de naviguer entre les cultures pour se préparer au futur du travail. D’ailleurs, nous en parlons dans notre newsletter Nouveau départ. Nous sommes convaincus que l’interculturel favorise les processus cognitifs et donc prépare à la vie professionnelle. Mes enfants sont passés de l’Angleterre à la France et aujourd’hui de la France à l’Allemagne. Tous ces changements requièrent de leur part des compétences pour communiquer, comprendre les autres et se faire comprendre. De plus, ils naviguent entre plusieurs cultures, traditions, espaces géographiques, ils doivent nécessairement développer des stratégies pour apprendre. Ils ont appris à se mettre dans la peau de personnes qui ne pensent pas comme eux. Au final, ils enrichissent leurs capacités métacognitives.
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À lire
- Laëtitia Vitaud, Du labeur à l’ouvrage, l’artisanat est l’avenir du travail, Calmann Lévy, Paris, 2019
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- Young, Wild and Freelance du 15/10/20, 46. Le travail, relation à soi et à la société – avec Laëtitia Vitaud
- Graine d’orienté #26 du 27/11/19, Laëtitia Vitaud, dédramatiser l’importance du choix