Alors que la fin du confinement se précise, parents, élèves, enseignants s’interrogent sur leurs missions et fonctions. Comment éduquer dans un contexte de peur, d’incertitude, de lassitude aussi ? Pourtant chacun-e a sa part à jouer dans les semaines à venir.
Coté parents : pourvoir et soutenir
L’avenir comme ligne de mire éducative
Les deux semaines précédentes, j’ai abordé le champ des compétences psycho-sociales à l’oeuvre dans les familles. Convoquées au quotidien, tant dans le travail scolaire que dans les tâches domestiques, elles concourent à éduquer les jeunes pour un futur autonome. D’ailleurs, ces compétences comptent autant que l’apprentissage des contenus disciplinaires pour réussir son projet professionnel.
Ainsi, le rôle des parents concerne ces deux aspects de l’apprentissage de leurs enfants : les savoirs et les savoir-être. En l’absence de présentiel, l’école ne peut plus assurer le développement des compétences psycho-comportementales. Du moins, elle ne permet plus une communication complète et satisfaisante entre pairs ou entre élèves et professeurs. Bien sûr, il existe des exceptions. Comme Norma le souligne pour sa fille Giulia scolarisée en Première et très assidue au cours d’anglais. « Ma fille dialogue avec son enseignante tous les jours. Elle a non seulement amélioré son niveau, mais aussi sa capacité à communiquer avec des adultes. » Ainsi, cette maman cède son écran d’ordinateur à sa fille chaque matin à 9h. « Je me suis arrangée pour décaler mes propres réunions, mais je suis heureuse que Giulia s’accroche ainsi. »
Cependant, tous les parents ne veulent pas ou ne peuvent pas fournir un accès aisé aux outils utiles au travail en ligne. D’après quelques témoignages reçus à ce propos, les familles sont partagées. Soit elles sont contre les écrans lorsque pour elles éduquer signifie prévenir des dangers des écrans (addiction, contenus inappropriés). Soit elles ne sont pas équipées : ce sont les « 5 à 8% d’élèves injoignables » estimés par J.M. Blanquer. Ou alors elles sont sous-équipées et l’usage du numérique est restreint. En effet, qui possède un ordinateur par personne ?
Plus, dans une famille, il y a d’enfants scolarisés à des niveaux différents, plus la gestion des outils est compliquée. Sans compter bien sûr la disparité des devoirs demandés… Alors qu’est-ce qu’éduquer côté parents? Connaître tous les programmes et se substituer aux profs ? Non seulement ce n’est pas possible, mais les enseignants n’y arrivent pas pour leurs propres enfants ! Vanessa, professeur d’EPS au collège doit batailler pour motiver son fils Joris, 15 ans, à maintenir une activité physique.
« Il s’en fiche, il me dit que personne ne va contrôler ce qu’il fait et qu’il peut mentir. Ça m’énerve bien sûr ! Et j’imagine que mes élèves font pareil…regrette-t-elle. Pour moi, l’objectif d’éduquer c’est faire prendre conscience de ses responsabilités et comprendre que l’on fait pour soi, pas pour le prof. «
Vanessa, professeur d’EPS et maman de Joris, 15 ans
Guider les ados vers l’autonomie
Dans ce contexte, la seule attitude possible des parents est de soutenir, c’est-à-dire aider, encourager, relativiser aussi. Jean, père de Tiago, 14 ans, explique qu’il a dû beaucoup « travailler sur lui-même » pour réévaluer ses attentes vis-à-vis de son fils.
« Au début, je voulais qu’il fasse tout, tout de suite. Puis j’ai vu que ça ne fonctionnait pas. Il s’énervait, faisait la tête. Je voulais qu’il apprenne la rigueur, alors qu’il avait besoin de lâcher-prise. Ça nous a servi pour toute la famille, même pour sa petite soeur qui est en CM1 ».
Jean, papa de Tiago, 14 ans
En fait, de nombreux parents se sont mis une forte pression de résultat, sans réaliser que « L’école à la maison, ça n’est pas l’École ! » (Libération du 30/03/20)
Finalement, Norma conclut que la meilleure compétence travaillée par toute sa famille aura été l’adaptabilité. Par ailleurs, pour Jean, son corollaire est l’autonomie.
« Il faut accepter de ne pas tout savoir, ni tout planifier, et privilégier la gestion d’un temps court tout en gardant à l’esprit des objectifs ambitieux, comme l’acquisition de l’autonomie. »
Jean, papa de Tiago, 14 ans
C’est dorénavant le choix qu’il a fait pour Tiago, au risque que tous les devoirs ne soient pas rendus à temps. « Tant pis, je prends sur moi et je le laisse faire. C’est le prix à payer pour qu’il soit plus responsable », justifie-t-il.
Côté élèves : s’éduquer pour se prendre en main
L’entraide entre frères et sœurs
De fait, la meilleure aide des parents tient dans la mise en place d’un contexte de « faisabilité ». Faire en sorte que les apprentissages soient possibles. Et ce, quelles que soient les compétences propres des parents. Jessica, maman de Chems et Anouar, 15 et 17 ans, déplore son propre manque d’organisation.
« Je suis un peu bordélique ! J’avais peur de ne pas m’en sortir avec les deux. Heureusement, mon grand est super zen et hyper organisé. Il fait des listes et des tableaux pour visualiser son travail. Du coup, il a aidé sa soeur pour qu’elle fasse pareil. Je suis hyper fière d’eux ! C’est aussi ma façon de les éduquer : je voudrais qu’on se soutienne pour que ce soit plus facile pour tout le monde. On a besoin les uns des autres. »
Jessica, maman de Chems et Anouar, 15 et 17 ans
En effet, le confinement a eu pour conséquence de développer des aptitudes parfois ignorées ou sous-utilisées jusque-là. Jessica me confie : « S’ils n’avaient pas réussi à s’organiser tout seuls et à gérer avec leur téléphone, je ne sais pas comment j’aurais fait…d’autant que j’ai moi-même beaucoup de travail. » Dans d’autres cas, comme chez Marco et Géraldine, parents de quatre ados, c’était clair dès le départ : « chacun fait sa part en autonomie ». La plus grande, Irène, 18 ans, me raconte la galère des débuts :
« On n’a qu’une tablette pour quatre. Au début, c’est moi qui faisais les devoirs des autres pour que ça aille vite et que personne ne se fasse gronder. Puis après mes parents nous ont donné des horaires pour qu’on fasse chacun notre tour. Le problème c’est que des fois, on avait pas envie ou qu’on faisait autre chose. C’était l’enfer. Finalement, on a essayé de faire un max de trucs sur papier, puis on faisait des séances d’envoi aux profs. »
Irène, 18 ans, Terminale E.S.
Enfin, Irène est bien contente de « n’avoir plus grand chose à faire », maintenant qu’elle a calculé qu’elle avait le bac. Idem pour son frère qui « a eu son brevet ». Ils ont décidé tous deux d’encadrer les deux plus jeunes pour soulager leurs parents qui travaillent dans la boulangerie familiale. Marco souligne avec émotion combien la solidarité entre ses enfants l’a touché.
« Ils se sont entraidés, c’est formidable ! Je ne pensais pas qu’ils y arriveraient… Pour moi, c’est ça aussi mon rôle de père : les éduquer à être autonomes. »
Marco, papa de quatre ados de 11 à 18 ans
Le risque de décrochage social
À l’inverse, Sarata et Mathieu me confient leur désarroi face à leur fils de 16 ans.
« Ismaël reste enfermé toute la journée dans sa chambre et refuse tout contact avec son lycée. Impossible de le décoller de la console. Depuis qu’on est confiné, on ne se parle presque plus. Il va mal, mais on ne sait pas quoi faire. »
Sarata, maman d’Ismaël, 16 ans
En effet, pendant le confinement les services scolaires dédiés à l’écoute des élèves (psychologues et centres d’accueil) sont fermés. De plus, trouver le praticien adéquat en visio-conférence s’avère plutôt ardu… Par ailleurs, les jeunes déjà suivis en ville sont confrontés à l’anxiété de croiser la police lors des trajets pour se rendre en consultation.
De nombreuses familles souffrent en silence, n’osant pas exposer leurs problèmes. « On se sent vraiment nul en tant que parent. Qu’est-ce qu’on a raté ? Mais on va pas se plaindre, il y a pire en ce moment. » Le contexte du COVID-19 conduit à relativiser des difficultés qui « en temps normal » seraient prises en charge. Le spectre de la maladie et de la mort pousse même certains au déni de leurs émotions.
« Ismaël prétend aller parfaitement bien, alors qu’il dort mal et fait des cauchemars. Je pense que ça lui rappelle les attentats de 2015 et je suis très inquiète pour lui. J’ai peur qu’il fasse une dépression »
Mathieu, papa d’Ismaël, 16 ans
Dure réalité qui est loin d’être isolée. Mais le temps des bilans n’est pas encore venu. Il faudra certainement attendre plusieurs mois avant d’évaluer l’impact du confinement sur la santé mentale et physique des jeunes (et de leurs parents).
Côté profs : éduquer aux contenus et méthodes
Exploiter toutes les possibilités numériques pour éduquer
Du côté des enseignants, l’accumulation de paradoxes dans les directives a beaucoup pesé sur l’humeur générale. Tout d’abord, il a fallu s’adapter aux outils numériques. Non pas qu’ils ne savaient pas du tout s’en servir, mais leurs connaissances étaient parfois plutôt théoriques et hypothétiques que maîtrisées.
Au bout de sept semaines, les habitudes se sont installées et certains s’aventurent à tester de nouveaux outils pour communiquer (visio-conférences sur Microsoft Teams, Google Meet etc.), enseigner (Genially), évaluer (Quizinière). Parfois même, ils saluent l’occasion de dépoussiérer un peu leurs façons de transmettre les savoirs. Ainsi, Dominique, professeur de maths depuis 35 ans, déclare « s’amuser à chercher des sites mêlant art et mathématiques » (photos en miroir pour étudier la symétrie) ou pour travailler la géométrie dans l’espace (géoportail).
Si la plupart des enseignants éprouvent le besoin rassurant de coller aux programmes, d’autres sortent des sentiers battus. Ainsi les communications sur Twitter se sont intensifiées pour échanger des ressources, des cours en ligne, des contenus de qualité et gratuits, originaux, motivant pour les élèves. Ainsi, j’ai vu passer un magnifique travail d’arts plastiques où chaque élève produisait l’image de son choix sur un post-it de même taille.
De même, le site Lumni a eu beaucoup de succès auprès des enseignants. En revanche, il faut que les familles soient équipées… On en revient toujours à ce problème incontournable de l’équipement informatique. Cependant, beaucoup d’élèves disposent d’un smartphone, ou du moins un des membres de la famille.
Parfois ce sont aussi les enseignants qui se retrouvent en panne de connexion ou de matériel. Comme Mathias, professeur d’histoire-géographie, relégué à la 3G depuis plusieurs jours.
« Au début, j’étais embêté, je devais envoyer une évaluation à mes Secondes et ça tombait à l’eau. Impossible de créer le dossier pour déposer le devoir. Je me suis dit qu’ils allaient tout oublier. Puis j’ai relativisé. Je pouvais toujours communiquer par message. Finalement, une élève a proposé d’imaginer les questions. Ça a fini en parodie d’interro. On a bien ri ! Et je suis sûr que ça les a aidés à réviser ! »
Mathias, professeur d’histoire-géographie au lycée.
Éduquer tous les élèves et lutter contre le décrochage scolaire
Cependant, tout n’est pas parfait. Mathias admet ne pas réussir à capter l’attention de tous ses élèves. « Ce ne sont pas que les meilleurs qui sont là avec moi, mais plutôt ceux qui ont besoin d’être accompagné ou qui se sentent seuls. Malheureusement, les plus décrocheurs sont absents depuis le début du confinement, reconnaît-il. »
Pour les enseignants, éduquer s’adresse à tous les élèves, sans exception. Quand il en manque ne serait-ce qu’un à l’appel, ils le perçoivent souvent comme un échec personnel. Ainsi, Marie-Paule, professeure de français au collège s’inquiète pour les cinq élèves de Troisième qui n’ont jamais donné de nouvelles depuis le 15 mars.
« C’est très angoissant. Je ne sais pas s’ils vont bien. Je pense avant tout à leur santé et à celle de leurs familles. Les apprentissages, on verra ça plus tard. »
Marie-Paule, professeur de français au collège
Que penser alors de la promesse de l’Education nationale de rouvrir les établissements pour accueillir les élèves en grande difficulté ? Parade pour rouvrir les écoles à tous et remettre les salariés au travail ? À l’heure où j’écris cet article, les annonces ministérielles restent floues et dépendantes de l’actualité sanitaire. Prudence et patience…