Ça pourrait être un sujet du bac philo, mais c’est surtout une problématique qui intéresse les ados ! Du Connais-toi toi-même de Socrate à L’homme pluriel de Bernard Lahire, la connaissance de soi est une quête aussi nécessaire que difficile. Bienvenue dans l’univers paradoxal du soi !
Conscience de soi et connaissance de soi
La conscience de soi comme préalable
En fait, tout petit déjà, le nourrisson prend conscience de son propre corps et de ses sensations. Il passe progressivement d’un état fusionnel avec sa mère à une distanciation lui permettant de s’objectiver, donc d’exister par et pour lui-même. Ce processus se poursuit jusqu’à l’âge adulte qui vise une autonomie totale, matérielle et affective. Ce qui, par ailleurs, n’exclut nullement l’aide et le soutien des parents. A différentes étapes de son développement, l’enfant gagne en autonomie et comprend qu’il peut agir sur le monde qui l’entoure. Cependant, cette prise de conscience, bien que nécessaire, n’induit pas forcément une connaissance de soi.
Qu’est-ce qu’on entend par connaissance de soi ? Un savoir qui regrouperait nos défauts et qualités, nos compétences et nos lacunes ? Un jugement honnête de ses capacités, de ses goûts et penchants particuliers ? Pourquoi on préfère la vanille au chocolat, le bleu au noir ? Savoir qu’on est timide et qu’on se couvre de rougeurs au seul appel de son nom ? En fait, la connaissance de soi rassemble des aspects bien différents d’un individu à l’autre. Sa signification même varie en fonction des individus. Ce qui rend d’autant plus difficile d’aborder ce sujet ! Si se connaître permet certainement de mieux choisir son orientation scolaire, pour un·e ado cette démarche introspective n’est pas plus évidente qu’elle ne l’est pour un adulte !
Penser le soi : entre généralité et singularité
En fait, pour bien démarrer ce sujet, il faut, nous adultes, nous investir aussi dans cette quête de soi. Et adopter une attitude proche de celle d’un psychologue ou d’un psychothérapeute. A savoir, mêler généralité et singularité. Comme le stipulait Montaigne, nous portons tous en nous « la forme entière de l’humaine condition », avec nos particularités, dues à notre histoire, notre expérience et notre caractère.
Si la conscience de soi précède la connaissance, elle constitue par ailleurs une expérience humaine universelle. Selon Socrate, la seule connaissance possible réside justement dans une certitude : notre condition humaine d’être pensant. Seule la conscience d’être un esprit et une liberté constitue une véritable connaissance de soi. Cette connaissance est un travail perpétuel et non un savoir objectif.
De même, Sartre qui prône le libre-arbitre en opposition au déterminisme, encense la liberté de penser, mais en lui apposant son corollaire : la responsabilité. Refuser le déterminisme des Anciens, c’est obliger l’homme à penser par lui-même et à devenir maître de ses actes. Aucune intervention divine, ni même influence sociale, ne peut, ne doit, entraver la pensée de chacune et chacun. Cette liberté totale peut parfois être un fardeau. Et l’on peut souhaiter parfois que des événements extérieurs choisissent à notre place. Comme une note, une appréciation d’un professeur, l’avis d’un conseil de classe. Le libre-arbitre de Sartre est un devoir lourd à porter et les jeunes réclament légitimement notre aide pour les guider.
Retour au statut initial d’être pensant et libre
En fait, revenir à la pensée socratique facilite la démarche d’introspection. Car elle nous permet de rester optimiste et volontaire. En reconnaissant à nos pensées une dynamique prompte à s’adapter, elle augure d’une capacité à ajuster ses décisions en fonction du contexte extérieur, par essence mouvant. Mais elle invite également à analyser ses émotions et à s’auto-réguler pour améliorer son jugement.
Ainsi, pour Marc Aurèle, dans la lignée des stoïciens, chaque jour est une occasion de se comprendre et de comprendre les autres. Alors qu’il est empereur, il tente de renouveler constamment l’exercice de son pouvoir pour servir au mieux ses concitoyens. Dans ses Pensées pour moi-même, ce mouvement d’introspection vise le bien-être général. Développer sa connaissance de soi permet d’améliorer les interactions en régulant ses propres actes. De plus, honorer ses responsabilités passe par l’acceptation de ses fonctions et missions. Pour trouver sa place dans la société, il faut savoir en quoi elle a besoin de nous et comment on peut y contribuer. D’ailleurs, les jeunes sont souvent très sensibles à la question de l’engagement. Comprendre que choisir sa voie c’est aussi savoir comment participer au monde qui nous entoure les rassure et les motive tout à la fois.
Finalement, mieux se connaître permet un retour à une pensée libérée des contingences de la singularité. Non pas parce que celle-ci doit être étouffée, mais bien plutôt parce qu’elle est intégrée. Son influence, une fois mise à jour, enrichit la réflexion sur nos réactions, nos comportements et nous engagent dans des actes mesurés et non impulsifs. En effet, la quête de soi pourrait s’avérer totalement contre-productive, perçue dans une optique purement individualiste. Si elle ne consistait qu’à accentuer nos différences, sans objectif de conciliation vers des buts supérieurs, elle freinerait nos ambitions et la possibilité de nous investir dans des projets collectifs.
Fiction et réalité : les jeux d’un moi pluriel
Relativisme des composantes du moi
D’autre part, la connaissance de soi aboutit-elle à la vérité sur soi ? Si tel est le cas, alors, il faut que nécessairement nous ayons assez de recul pour nous observer nous-mêmes. Pour Hume, dans son Traité de la nature humaine, le moi est une fiction. Dans la mesure où nous sommes seuls juges de nous-mêmes, notre subjectivité rend notre connaissance illusoire. Nous nous pensons ordonnés et méticuleux ? A-t-on demandé à nos proches ce qu’ils en pensent ? Pour certains, notre attitude frise la maniaquerie, pour d’autres nos placards souffrent de désorganisation ! On mesure bien toute la complexité en jeu dans la connaissance de soi. Notre regard, subjectif, et ceux des autres, subjectifs eux aussi, composent un être fictif, relatif, figé et parfois caricatural.
La prise de conscience des éléments concourant à la connaissance de soi doit justement permettre de s’en affranchir en choisissant librement de s’en saisir ou de s’en départir en fonction des circonstances. En définitive, une approche pragmatique, stoïcienne, autorise à ne pas classifier ses traits de caractère en bons ou mauvais. En effet, ils ne sont que des paramètres dans des situations définies. Autrement dit, votre timidité d’un jour vous évitera une bourde et votre bagou d’un autre jour convaincra votre auditoire de la pertinence de votre projet. Par extension, il n’y a de vérité possible que dans l’instant présent.
Hétérogénéité du moi
D’autre part, selon le philosophe Pascal, le moi est « indéfinissable car multiple, divers et périssable ». Sans médiation, le moi n’est qu’une illusion. Seule la connaissance rationnelle permet de dépasser les préjugés. Il s’agit alors d’une conquête et non d’une donnée immédiate.
Par ailleurs, le sociologue Erwin Goffman, dans La présentation de soi, la mise en scène de la vie quotidienne, développe la « métaphore théâtrale » pour montrer comment les personnes interagissent comme des acteurs menant une représentation. Ainsi, je me souviens d’un formateur d’IUFM nous expliquant qu’en entrant en classe nous devions arborer notre costume de prof. Je ne sais pas s’il s’inspirait de Goffman, mais cette remarque m’a longtemps poursuivie et déstabilisée. Devons-nous être quelqu’un d’autre à chaque situation sociale ? En famille, à l’école, parmi ses amis ? Finalement, je trouve cette position très clivante, voire problématique pour un·e enseignant·e. Rester nous-mêmes devrait justement être le modèle à inspirer aux jeunes. Jouer un rôle, consciemment ou non, implique le risque de s’y perdre.
Cependant, l’ouvrage du sociologue Bernard Lahire, L’homme pluriel, montre comment notre société laisse davantage de place à différentes expressions du moi. On peut être conducteur SNCF et jouer dans un orchestre symphonique, pratiquer la pétanque et apprendre le chinois, être timide et faire partie d’une troupe de théâtre. Selon Lahire, l’homogénéité véhiculée par des clichés ne constitue pas la norme. Bien au contraire, l’hétérogénéité prime et invite à revoir notre regard sur notre entourage et sur nous-mêmes. Ce sont des composantes multiples qui constituent un individu.
Dans un autre registre, la psychanalyse, en tant que thérapie d’acceptation de soi, invite à se repenser à travers le prisme de l’ambivalence.
Accepter l’ambivalence dans la connaissance de soi
Finalement, l’enjeu de la connaissance de soi intègre l’acceptation de l’ambivalence du monde et de soi. En psychanalyse, l’ambivalence désigne « la présence simultanée dans la relation à un même objet, de tendances et de sentiments opposés, par excellence l’amour et la haine. » Faire cesser le conflit du bon et du mauvais en les considérant comme faisant partie intrinsèquement du monde dans lequel on vit. Marc Aurèle invitait déjà ses lecteurs à adopter une attitude stoïque où le jugement se passe de moralité pour mieux percevoir les finalités. En fait, ce stade de raisonnement se développe avec l’aide d’une médiation, comme celle d’un psychothérapeute. Mais, pas seulement. D’une manière générale, le regard d’autrui renseigne sur soi-même. Il m’objective, fait de moi un sujet de réflexion qui me permet de mesurer l’écart entre diverses représentations de moi : les miennes et celles des autres. En cela, parents et éducateurs, amis et proches, ont tous un rôle de médiateur à jouer dans la quête de soi d’un jeune. Et toujours en interaction les uns avec les autres. Nous aussi, nous apprenons sur nous-mêmes lorsque nous aidons nos enfants à se construire. En prenant conscience de nos mécanismes éducatifs, de nos préjugés, nous progressons aussi dans une meilleure connaissance personnelle.
Construction perpétuelle de la connaissance de soi
Confronter nos actes et pensées
Un des premiers degrés de connaissance de soi consiste à distinguer nos actes de nos pensées. Et de les réfléchir conjointement comme s’éclairant réciproquement.
Pour prendre un exemple concret. Alexandre oublie systématiquement son manuel de maths en 4ème. Par ailleurs, il est particulièrement rangé et n’oublie aucune autre de ses affaires. Il y a donc quelque chose d’illogique dans cette attitude. Dans un premier temps, il ne comprend pas lui-même ce manquement. Lorsqu’on l’interroge sur ses résultats, il apparaît qu’il est le meilleur de la classe dans cette discipline. Il y a donc dissonance entre trois éléments : ses notes, son oubli, son caractère ordonné. Après questionnement, il ressort qu’Alexandre souhaiterait être moins bon en maths et meilleur en anglais. Il est attiré par les métiers de la communication et ne se voit pas faire des études scientifiques. Lorsqu’un médiateur lui permet de prendre conscience de ses projets d’avenir, il comprend que son oubli est un « acte manqué ».
Cet exemple illustre le va-et-vient constant entre actes et pensées et la nécessité de les mettre en perspective les uns par rapport aux autres. Il montre aussi que cette réflexion doit nous mobiliser quotidiennement. Nos expériences et celles de nos proches, le recul du temps qui passe, enrichissent notre répertoire d’analyse et nous conduisent à renouveler notre connaissance de nous-mêmes.
Présent et postérité : quel projet pour soi ?
Par ailleurs, pour Sartre, seuls les actes comptent véritablement. Ce sont eux que la postérité retient, ce sont eux qui nous révèlent comme acteur du monde. A nous de faire en sorte qu’ils traduisent nos pensées, aussi multiples ou ambivalentes soient-elles.
« L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. D’après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à un certain nombre de gens. Car souvent ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : « Les circonstances étaient contre moi, je valais mieux que ce que j’ai été (…). «
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946
En conclusion, pour accéder à une meilleure connaissance de soi, une bonne dose de stoïcisme et une pointe d’existentialisme soutiennent une réflexion quotidienne. Et nous pouvons tous interagir avec nos ados pour les accompagner dans cette quête d’eux-mêmes. Une recherche qui se poursuivra durant toute leur vie et qui garantira leur adaptabilité à un présent changeant et protéiforme.
Bibliographie :
- Platon, Apologie de Socrate, Paris, GF-Flammarion, 2017
- Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, GF-Flammarion, 1999
- Montaigne, Les Essais, Paris, Le Livre de Poche, 2002
- Pascal, Pensées, Paris, GF-Flammarion, 2015
- Hume, Traité de la nature humaine, Paris, GF-Flammarion, 1999
- Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne 1. la présentation de soi, Paris, Les éditions de Minuit, 1973
- Bernard Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998
- Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946
- J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967