Cette semaine, je vous propose de pousser la porte de l’atelier de Marc, quatrième génération à exercer le métier de tapissier dans ce quartier hautement symbolique du Faubourg Saint-Antoine à Paris. À la frontière entre l’artisanat et le métier d’art, la profession de tapissier regorge de surprises et offre une grande diversité d’approches. Marc nous livre un récit de vie inspirant où s’entremêlent anecdotes, expériences et passion pour les meubles chargés d’histoire.
Une histoire familiale : l’artisanat au secours de l’arrière-grand-père
Souvenirs d’enfance : l’atelier vibrant de sons et d’odeurs
Tout a commencé lorsque mon arrière grand-père s’est retrouvé orphelin à l’âge de 14 ans. Il a dû trouvé un moyen de subsistance rapidement pour lui et ses frères et soeurs. Il n’est pas allé bien loin…Dans sa rue, il y avait un atelier de tapissiers et d’ébénistes. Il a observé les artisans au travail et a choisi la profession de tapissier, parce que ça lui plaisait. Plus tard, il a ouvert son propre atelier. Puis mon grand-père a pris la suite, puis mon père et enfin moi, à l’âge de 14 ans aussi. Le choix de ce métier de l’artisanat était logique pour moi. D’ailleurs, je me souviens que mes camarades de formation étaient quasiment tous des enfants de tapissiers ou d’ébénistes.
Depuis tout petit, j’étais habitué à l’atelier. Le métier de tapissier faisait sens pour moi. Ma grand-mère y travaillait aussi pour faire la couture. Pour moi, c’était naturel de prendre la relève. J’ai fait l’école Boulle près du Faubourg Saint-Antoine. Puis j’ai exercé dans l’atelier familial. Aujourd’hui, je suis tout seul, mais ça n’a pas toujours été ainsi. Mon grand-père a formé des apprentis dans son atelier. Il a fini sa carrière en tant que professeur à l’école de la Bonne graine, moins connue que l’école Boulle, mais qui continue à former des professionnels de l’ameublement.
Mais les conditions n’étaient pas optimales pour accueillir les apprentis : sanitaires dans la cour, chauffage au charbon (c’est toujours le cas !). L’atelier d’aujourd’hui est le même que depuis sa création. On peut dire qu’il est « dans son jus ». Il regorge de trésors que je découvre encore parfois à mes heures perdues.
Quatre générations de tapissiers
La formation au métier de tapissier : artisanat et création
J’ai fait mon CAP de tapissier en 3 ans à l’école Boulle. Aujourd’hui, cette école forme aussi des architectes d’intérieur, des designers, en plus de l’ébénisterie [dont elle tire sa réputation], de la tapisserie, de la ciselure, de la gravure, de la marqueterie etc. Pour moi, ce sont des « métiers manuels intellectuels ». Ils créent avant de produire. De fait, la démarche intellectuelle précède la démarche manuelle quand il y a de la création. Aujourd’hui, l’école Boule est plutôt tournée vers la création. Mais quand j’y suis passé, c’était plus manuel, artisanat classique en somme. Il y avait des formations de tapissier, d’ébéniste, de monteur en bronze, de menuisier en siège. Cependant, il y avait déjà une filière « architecte designer » qui se voulait plus « tendance ».
Tout comme pour la formation de céramiste, plusieurs possibilités existent pour se former au métier de tapissier, du niveau V à II : du CAP au DN MADE (voir fiche de l’Institut national des métiers d’art). On peut se spécialiser en décor ou en siège. Toutefois, d’après votre expérience, Marc, les compétences s’acquierent aussi au gré des besoins des commandes.
En effet, en fonction des commandes, je peux travailler à l’assemblage d’un meuble ou à la préparation des tissus. Mon atelier est d’ailleurs organisé pour que je puisse réaliser différentes tâches. Dans une partie, je fais mes patrons, déroule et coupe les tissus sur une grande table, dans l’autre je couds, je scie, je cloute etc. Pendant qu’un meuble attend avec les serre-joints, je m’occupe du garnissage d’un bridge ou d’une bergère. Ça m’évite de courir après mes outils. Chaque objet a une place bien déterminée dans l’atelier.
Ramponneaux et semences, les outils de base du tapissier
L’artisanat requiert une capacité à l’autodidactisme
Par ailleurs, j’ai appris beaucoup de choses en dehors de ma formation initiale. Au contact de mes pairs bien sûr, mais aussi auprès d’autres corps de métiers, d’autres artisans. En fait, je suis titulaire d’un CAP, donc j’avais encore beaucoup à apprendre quand j’ai obtenu mon diplôme. Encore aujourd’hui, je continue d’apprendre dès que j’en ai l’occasion. L’artisanat c’est ça aussi je pense, une bonne part d’autodidactisme. On a toujours quelque chose à apprendre, à expérimenter.
Par exemple, en couture, j’ai recours à des astuces données par des gens du métier. Parfois certaines commandes réclament des solutions techniques inédites. Il faut que je m’adapte aux contraintes du client, sans renier sur la qualité. Pour préparer mes réalisations, je me déplace autant de fois que nécessaire pour prendre des mesures, revenir faire des tests avec des modèles. J’aime bien cette diversité et le contact avec les clients. Ainsi, je ne m’ennuie jamais !
Tapissier : un métier d’art et d’artisanat aux multiples facettes
Travailler en équipe sur des projets de décoration d’intérieur
Je me considère pleinement comme un artisan au sens où je travaille de mes mains et je suis à mon compte. J’aime l’indépendance des métiers de l’artisanat. Je travaille seul et cela me permet de m’organiser comme je l’entends. Mais c’est vrai que parfois certaines tâches seraient plus faciles à réaliser à deux ! Heureusement, j’ai mes astuces pour me débrouiller avec mes deux mains ! Quand je dois tapisser un mur par exemple, je procède avec minutie, méthodiquement et la toile est toujours parfaitement bien tendue.
Avec le temps, j’ai sélectionné les meilleurs outils, les techniques les plus efficaces, les plus maniables pour moi. D’ailleurs, je cherche constamment à optimiser ma qualité et ma technique. La plupart des outils que j’utilise me proviennent de mes aïeux et j’ai rarement trouvé mieux dans l’outillage actuel, hormis certains appareils électriques. Pour moi, ça a du sens aussi d’utiliser ces outils pour redonner de l’éclat à des meubles anciens.
À l’école Boulle, j’ai appris les techniques de base bien sûr, mais je me suis aussi formé moi-même en fonction des besoins de mes commandes.
Bergères en attente de tapisserie
La touche finale de la décoration d’intérieur
Quand j’étais en formation, la phrase d’un enseignant m’est resté en mémoire : « le tapissier est le seul à avoir le droit de monter par l’ascenseur. » En effet, le tapissier intervient en fin de chantier. Les locaux doivent être extrêmement propres pour qu’il puisse installer une tapisserie murale par exemple. En ce moment, je travaille pour une cliente qui souhaite tapisser les murs de son salon. Je viens en début de chantier pour inspecter le mur et indiquer comment le traiter pour que je puisse disposer la tenture correctement. Puis, au moment où j’interviens, je rebouche tous les trous pour qu’il n’y ait pas d’appel d’air et que la poussière ne colle pas. J’utilise spécialement un tissu pour tenture murale qui a une induction. Mais il ne faut aucun trou derrière, sinon ça noircit.
Comme je suis expert de mon matériau, je dois aviser l’équipe en amont avant d’intervenir. Ensuite, lorsque toutes les peintures auront séché et que le sol sera propre, je viendrai avec mon rouleau de ouate et mon tissu que je déroulerai par terre. Il n’est pas question qu’il y ait la moindre tache. Tout doit être impeccable ! Pour ce chantier par exemple, j’ai trois panneaux de 3m50 sur 2m50. J’arrive, je déroule, je découpe, je monte sur l’escabeau avec le tissu puis j’appointe [placer provisoirement les semences sans les enfoncer totalement]. Pour le premier, il faut pas se louper. J’ai un clou, un marteau et tac ! j’en mets un premier. Pas question de rater ! Puis je continue avec un deuxième, un troisième, ainsi de suite.
Cependant, je ne fais pas beaucoup de tentures murales, peut-être une tous les deux ou trois ans. Pourtant c’est bien utile dans l’ancien lorsque le mur présente des bosses, ça permet d’avoir un beau rendu sans passer par l’enduit ou la toile de verre.
Artisanat : le goût de la perfection !
De fait, cette perfection est fondamentale dans mon métier. Quand j’étais à l’école Boule, un enseignant utilisait cette formule : « quand tu sauras envelopper un ballon de foot avec un tissu sans faire un pli, tu sauras bosser. » Évidemment c’était une métaphore, mais cela montre bien l’objectif du travail artisanal, a fortiori s’il concerne un métier d’art. Mon objectif en tant que tapissier c’est d’être au plus proche du rendu parfait.
Finalement, j’apporte la dernière touche à un projet d’ensemble qui attend mes réalisations pour pouvoir être apprécié. De même, lorsqu’il s’agit de meubles, le rendu final achève la décoration d’intérieure. Parmi tous les corps de métiers convoqués, le tapissier intervient en dernier, ce qui est plutôt satisfaisant pour moi. Car j’ai le plaisir de voir un bel intérieur, d’admirer le résultat de plusieurs mois de travail de différents artisans.
De même, lorsque je travaille pour des décorateurs de restaurants ou de boutiques, j’interviens en fin de chantier avec des sièges conçus sur mesure par exemple. C’est tout une équipe d’artisans au service du projet. Une fois que le décorateur a modélisé les objets, que le menuisier a réalisé les meubles, j’interviens en fin de processus avec un textile qui créé une ambiance.
Découpe du tissu et réalisation de patrons dans l’atelier
Donner une seconde vie aux meubles
Recycler pour mieux durer : changer de look !
Par ailleurs, de nombreux clients sont des particuliers souhaitant changer la tapisserie de leurs meubles. Ils accèdent ainsi à un vaste choix de couleurs et de matières, plutôt que de racheter un meuble neuf. Voilà une solution qui séduit de plus en plus de clients heureux de pouvoir personnaliser leur intérieur. En faisant appel aux métiers de l’artisanat, les clients obtiennent un résultat sur mesure, non standardisé, avec un budget maîtrisé. J’aime bien l’idée qu’un meuble ait plusieurs vie.
En ce moment par exemple, je fais beaucoup de couture. Je dois réaliser des housses pour deux canapés de 3 mètres. Il faut savoir qu’un fauteuil, un siège, est toujours axé, à quelques exceptions près. Le côté gauche et le côté droit sont rigoureusement identiques, inversés. Concrètement, pour ce projet, je ne peux pas ramener chez moi les deux canapés (initialement installés en passant par la fenêtre). Alors, je vais chez le client, je relève des calibres sur place pour faire des essais chez moi. Puis je réalise une sorte de prototype que je retourne essayer chez le client. Je réajuste si besoin, puis j’apporte les modifications éventuelles dans mon atelier. Jusqu’à ce que j’ai finalisé la couture de toutes les housses. Pour terminer, je réaliserai les coussins carrés qui vont avec l’ensemble.
Au fil des années, j’ai acquis plusieurs machines et des outils en fonction de mes besoins. Pour la couture, j’ai deux machines : une machine à coudre et une surjeteuse [pour surfiler]. Depuis le temps qu’on coupe des tissus dans cet atelier, j’ai des cartons entiers de chutes accumulées sur quatre générations ! Quand ma fille était petite, je proposais des activités à ses amis les jours de grève. Les enfants étaient ravis de repartir avec une petite pochette ou un sac.
Machine à coudre Singer et ciseaux provenant de l’atelier des Gobelins
Remettre en état un meuble de style
Mais là où je « m’amuse le plus » c’est quand on m’amène un meuble ancien et que je peux découvrir toute son histoire en le démontant.
En effet, j’aime beaucoup faire de la réfection de meubles anciens. Lorsqu’un client a trouvé ou hérité d’une bergère qu’il souhaite retapisser par exemple. Je parle bien de réfection et non de restauration parce que mon idée n’est pas de refaire le meuble strictement à l’identique avec ses dorures, peintures ou ses sculptures éventuelles. Ce sont d’autres métiers d’art qui interviennent dans ce cas-là.
Cependant, il arrive souvent qu’un client m’apporte un meuble dont il souhaite changer le tissu et que le bâti cède quand je le dégarnis [retirer tout ce qui n’est pas du bois]. Pour dégarnir, je dois taper, donc ça peut décoller les assemblages, surtout s’ils sont anciens et ont été collés avec de la résine. Dans ces cas-là, je recolle les parties pour consolider le squelette, sans toucher à la partie visible ou la finition du bois.
Mais pour y parvenir, je dois fabriquer mes propres pièces en bois. Puis, je dois assembler les différentes parties de manière à obtenir un bâti solide. Ensuite, je peux intervenir avec le garnissage et la mise en place du tissu. En fonction du modèle, je garnis avec du crin végétal ou animal. Parfois, il y a des ressorts, pour les meubles plus récents (début Second Empire) et il faut installer une nouvelle sangle et des cordes pour les maintenir. À noter qu’un fauteuil dont on voit les ressorts qui pendent a au moins 30 ans !
Et renouer avec l’histoire…
En démontant un siège, on peut découvrir son histoire et retracer son historique. Parfois, on croit avoir affaire à une bergère [un fauteuil rempli entre le bras et la ceinture] alors qu’il s’agit d’un cabriolet [ouvert sous les accoudoirs]. Il m’arrive également de découvrir des estampilles dont les clients n’avaient pas connaissance. Ça c’est super ! C’est un meuble chargé d’histoire.
Parce que quand je trouve une estampille dans un siège, j’ai ici l’iconographie nécessaire pour l’identifier. J’ai un catalogue qui reproduit les estampilles et qui m’indique qui a fabriqué le meuble, à quelle date et pour qui. On trouve le mobilier de demeures royales, par exemple celui du palais des Tuileries avant la Commune de Paris. Il y a aussi les inventaires après décès des ébénistes, mais aussi de prestigieux meubles qui réapparaissent (plus rarement). Par ailleurs, on peut rencontrer aussi les cachets apposés sur les biens spoliés par les nazis pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Depuis 40 ans que je fais ce métier, je constate qu’aujourd’hui il est de bon goût d’avoir un fauteuil de style dans son intérieur moderne. Généralement, c’est le fauteuil du grand-père ou de la grand-mère qu’on a toujours connu et qu’on veut conserver chez soi, pour mémoire. Ça retisse des liens avec le défunt.
Merci Marc pour ce beau témoignage sur votre pratique et cette fenêtre ouverte sur les métiers de l’artisanat !