Débattre, argumenter, prendre sa place dans un groupe, familial, amical ou professionnel : la prise de parole est aussi incontournable que problématique pour bon nombre de jeunes et d’adultes. Pourquoi ne peut-on pas rester seul avec nous-mêmes ? Pourquoi faut-il nécessairement s’obliger à faire entendre sa voix ? Que l’on soit taiseux ou bavard, arrive toujours le moment où nous devons nous exprimer. Pour exister et nous revendiquer comme étant libre de penser et d’agir, la parole est l’outil fondamental de mise à distance et de connexion au monde. A noter que dès 2021, une épreuve de grand oral comptera pour 15% de la note finale au bac.
La prise de parole adolescente est-elle spécifique ?
Si je devais résumer l’information immédiatement disponible concernant la parole des jeunes, je relèverais trois axes.
Le langage des adolescents
Premièrement, certains sites s’amusent à répertorier le langage ado pour le décrypter et fournir aux « anciens » les clés de sa compréhension. Chaque génération a ses mots bien à elle, avec son argot et ses expressions fleuries. En effet, il peut être utile de savoir que « j’ai le seum » signifie être énervé. Ou encore « c’est lourd » qui qualifie une chose ou une situation géniale (alors que personnellement j’associe ce mot à lourdingue, donc pénible). Cela peut permettre d’éviter certains malentendus. Cependant, lorsque l’on parle de compétence de prise de parole, ce n’est pas pour saluer la créativité langagière des ados. Il s’agit plutôt de l’action qui réclame d’oser exprimer ses idées, ses projets, ses convictions, son état émotionnel.
Les troubles de la parole
Deuxièmement, il existe une abondante et passionnante littérature médicale concernant les problématiques liées à la parole des ados. Bien souvent l’absence de prise de parole est associée à une difficulté psychologique référencée dans le DSM-V (classification officielle des troubles mentaux). On y retrouve les troubles de l’apprentissage (dyslexie, dysphonie), ainsi que les troubles de la communication (bégaiement et trouble de la pragmatique). Ces pathologies ressortent de la médecine et nécessitent une prise en charge spécifique. Cependant même lorsque les ados ne souffrent d’aucun trouble mental, ils rencontrent souvent des difficultés à s’exprimer.
L’enseignement de l’éloquence à l’école
Enfin, le troisième axe concerne l’éloquence et la résurgence de l’intérêt pour l’apprentissage de la prise de parole à l’école, de la maternelle au lycée. Figurant désormais parmi les épreuves du baccalauréat, l’éloquence est considérée comme une compétence clé de l’épanouissement personnel et de l’accès au monde professionnel. Savoir s’exprimer clairement, structurer son discours et argumenter favorise la confiance en soi et la réussite professionnelle. Plus globalement, la prise de parole convoque et permet l’expression de la liberté de chacune et chacun.
La versatilité de la communication interpersonnelle
Introvertis et extravertis : tout le monde a droit à la parole !
Sans rentrer dans les détails – oh combien complexes ! – de la communication et du langage humains explorés par les linguistes, comprendre qu’il existe différentes situations de langage s’avère fondamental. Pour résumé, parler relève d’une aptitude innée, mais s’inscrit aussi dans un processus d’apprentissage social, culturel très codifié.
« Depuis trente ans, psychologues et linguistes considèrent avec sérieux l’idée que le langage n’est pas un patrimoine culturel transmis de génération en génération, mais l’expression d’une aptitude naturelle de l’homme à produire une pensée organisée en phrases. » (Nicolas Journet, Paris, 1999)
Par ailleurs, savoir parler n’induit pas une prise de parole et ne présage en rien de l’efficacité de cette prise de parole. Il est commun de distinguer les humains en deux groupes : ceux qui communiquent facilement verbalement et les autres qui seraient relégués dans la case des timides, introvertis, voire ignorants. En effet, on associe souvent la maîtrise du verbe avec le charisme, le succès, la connaissance ou le savoir. En fait, être capable d’exposer brillamment ses idées laisse présager des capacités de réflexion et d’action accrues. Malheureusement, cet a priori passe à côté de la pluralité et de la richesse potentielles des jeunes.
Finalement, ce n’est pas tant la qualité des individus qui prime, mais plutôt le pouvoir qu’ils exercent en prenant la parole. Qui n’a pas ressenti de violents battements de coeur en levant le doigt pour participer en classe ? Et expérimenté de la frustration face à celle/celui lui ayant « volé » la parole. Bien souvent, les jeunes et moins jeunes vivent la prise de parole comme un rapport de pouvoir, de dominant à dominé. Celle/celui qui s’arroge le droit à la parole, la monopolise, en parlant fort, en intervenant systématiquement jouit d’une aura charismatique. C’est pourquoi la prise de parole doit se concevoir dans un échange et être organisée en classe de manière à favoriser l’engagement de tous. La confiance en soi nécessaire à l’expression de ses idées ne peut progresser que dans un cadre explicitement respectueux de la parole de chacun·e.
Apprendre à exprimer ses pensées
Des exercices scolaires limités
En fait, l’acte de parole ne dévoile pas toujours les capacités des individus. Tout comme pour les autres compétences, prendre la parole résulte d’un apprentissage. Initiées dès la maternelle où les élèves sont conviés à reformuler une histoire, à exprimer leurs sentiments, à décrire des activités, les compétences orales font l’objet d’exercices spécifiques. Tout le long de la scolarité, il sera demandé aux jeunes de faire des exposés, seuls ou en groupe, de présenter un livre, un film etc. Le fil didactique qui relie toutes ces activités doit conduire à une expression correcte. Ainsi, la maîtrise du français doit servir toutes les matières, littéraires comme scientifiques. Et vaut pour sésame vers le monde professionnel.
Des compétences multiples liées à la prise de parole
Cependant les types d’activités proposés n’incluent pas suffisamment de débat ou de réflexion collective. Ils ne font que créer des situations de communication stéréotypées et purement scolaires. Ce type de prise de parole ne nécessite qu’une partie des compétences nécessaires : correction syntaxique et phonologique principalement. Mais prendre la parole recouvre d’autres compétences :
- physiques : placer sa voix, maîtriser sa gestuelle,
- logiques : structurer, argumenter,
- émotionnelles : être juste, sincère, spontané.
L’intérêt des ateliers philo pour développer l’écoute et la prise de parole
En cela, les ateliers de philosophie répondent à la compétence de prise de parole. Plusieurs expériences ont été menées en France et ont montré des résultats intéressants, tant pour améliorer la prise de parole que pour développer un climat de classe plus agréable.
Vidéo cercle des petits philosophes :
En effet, la prise de parole concerne aussi et surtout l’affirmation de soi et l’acceptation des autres. En prenant la parole, on partage ses idées et on accepte d’écouter celles des autres. C’est un contrat tacite qui rend le débat d’idées possible et permet de faire émerger des axes de réflexion inédits. Encore une fois, cela s’apprend : oser dire, écouter, préciser sa pensée, étayer, justifier. Tout doit être mis en oeuvre pour sortir du jugement hâtif et stérile qui inhibe et bride la créativité.
Quels sont les enjeux d’une prise de parole ?
La prise de parole fait partie des compétences douces, mobilisables dans tous les domaines d’activités et toutes les matières scolaires. Elle entretient un lien fondamental avec la confiance en soi, composante de l’estime de soi. Quand un ado parvient à prendre la parole, c’est une victoire pour lui-même. Il sait qu’il existe, qu’il est libre et qu’il peut s’exprimer. Cette compétence-là est très précieuse tout au long de la vie, personnelle et professionnelle. De nombreuses thérapies, individuelles ou de groupe, travaillent justement cet aspect. Ainsi en favorisant l’éclosion de la parole, c’est l’individu tout entier qui se saisit de lui-même face aux autres.
Affirmer ses idées : la prise de parole au sein d’un groupe
En fait, il faut distinguer la parole intime qui peut s’exprimer comme voix intérieure ou trouver une oreille confidente. Cette expression ressort de la prise de parole et montre son utilité dans une quête de soi. Cependant, quand on évoque la prise de parole, on pense surtout à l’affirmation de soi dans un groupe. Or, avant même de partager ses idées, aussi intéressantes soient-elles, encore faut-il parvenir à s’immiscer dans le flot de la conversation. Rien de plus difficile que de se lancer, sans couper la parole et en sortant correctement sa voix.
Des cours d’éloquence à l’école très prometteurs
Pour y parvenir, un apprentissage s’impose, comme l’explique Stéphane de Freitas, concepteur des programmes de prise de parole Eloquentia. En intervenant dans les écoles, collèges et lycées, il tente de donner les clés de l’accès à la parole aux jeunes. Ainsi, sa pédagogie repose sur « le respect, l’écoute et la bienveillance ». De plus, elle vise le « développement personnel de chacun par un travail spécifique sur les savoir-être, l’intelligence émotionnelle et l’intelligence sociale ». Par ailleurs, développer son éloquence passe aussi par un « travail autour de dynamiques collaboratives et du développement de l’empathie ».
Dépasser la notion de talent pour doter tous les élèves d’une compétence
Reprenant Boileau qui stipule « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement » et convoquant la tradition antique de la rhétorique érigeant la maîtrise du discours au rang d’un art, l’apprentissage de l’éloquence fait désormais partie des programmes dès la 3ème. De plus, cette initiative éducative démontre la nécessité de dépasser ce que d’aucun appelait « talent » pour qualifier les forts en verbe. Il s’agit désormais de doter les élèves de cette compétence afin que chacun puisse exprimer ses idées, talents et qualités.
S’affirmer soi-même pour soi et les autres
Si dans un groupe, nous sommes tentés d’exprimer nos idées, c’est parce que nous manifestons notre intérêt, individuel et collectif. Exprimer notre singularité et écouter les autres ont de multiples conséquences pour soi et les autres :
- envisager des points de vue différents (exprimer sa divergence),
- confirmer des éléments d’une discussion (exprimer son accord),
- apporter des idées nouvelles (exprimer sa créativité),
- manifester son intérêt, son écoute et être en droit de réclamer la pareille (réciprocité, égalité)
Prise de parole et action : un couple indissociable
Ainsi, il est important de souligner que l’affirmation de soi ne se fait pas que dans l’opposition, mais également dans l’accord et la concertation. S’affirmer peut nécessiter une mise à distance, la remise en question d’une idée établie. Mais l’objectif d’un débat, d’une réunion devrait toujours être la conciliation. Tout comme les discours de Greta Thunberg réclament des actions urgentes et spécifiques, la visée d’une prise de parole devrait également conduire à des décisions. En fait, prendre la parole se situe déjà dans le registre de l’action. Et devrait aussi déboucher sur des choix inducteurs d’actions futures. En un mot, sans prise de parole, telles que celle de Ronan Farrow, Amal Cloney ou encore le Roi des Rats sur Youtube, pas de progrès, ni changement des mentalités.
Freins à l’expression de soi : les prérequis nécessaires à la prise de parole
En fait, les difficultés à s’exprimer s’imbriquent mutuellement. Elles comportent des facteurs psychologiques et techniques qui s’influencent les uns les autres. C’est pourquoi il est nécessaire de les travailler ensemble. Voici quelques pistes de réflexion pour améliorer la prise de parole.
Se libérer du jugement
Sentiment d’Efficacité Personnelle et kaizen
Ce premier point concerne le jugement sur soi, l’estimation de ses propres capacités. Des éléments que l’on retrouve dans le Sentiment d’Efficacité Personnelle, concept d’Albert Bandura. Nos expériences et les commentaires de notre entourage influencent notre degré de confiance en nous-mêmes. Accepter l’échec, analyser les retours positifs et négatifs, viser l’amélioration (kaizen) aident à progresser. Prendre conscience de ses facilités comme de ses difficultés nous confère une meilleure connaissance de nous-mêmes. Ainsi, nous partons plus confiants face une épreuve stressante ou inhabituelle.
Comparaison sociale et impuissance apprise
Par ailleurs, souvent le jugement des autres nous empêche de nous exprimer par crainte de moqueries ou d’avis négatifs. De nombreuses expériences mettent à jour les mécanismes de la comparaison sociale. Si nous reconnaissons des talents d’orateur à un collègue, nous risquons de dévaluer les nôtres. Et diminuer ainsi nos propres performances. De plus, si un effet de répétition s’installe, nous pouvons tomber dans la spirale négative de l’impuissance apprise. En fait, l’environnement social est prépondérant dans une prise de parole. Il est fondamental d’en prendre conscience pour sortir de l’échec et progresser.
Préparation et argumentation pour faciliter la prise de parole
Tout d’abord, il faut distinguer les avis constructifs de ceux à visée blessante qui n’apportent rien à personne. Une prise de parole préparée, argumentée et sure d’elle a plus de chances de bloquer les critiques acerbes et déplaisantes. On peut même dire que la qualité d’une intervention se mesure à la qualité des prises de parole qui la suivent. Embarquer son auditoire et lui laisser l’occasion de révéler ses propres talents préjuge d’une discussion « intéressante ». Le travail préparatoire sur le contenu (idées structurées issues d’une réflexion approfondie) et la forme (vocabulaire, niveau, ton, gestuelle) augmente les chances d’une prise de parole réussie.
Accepter et intégrer le collectif dans la prise de parole
Distinguer ses idées de soi-même
En soulevant des questions, en apportant des idées, l’émulation collective opère et mobilise les énergies présentes, heureuses de participer à un événement de parole. Faire sentir aux autres qu’ils ont leur mot à dire. Qu’ils sont pertinents et ont le droit de participer favorise la qualité des interventions. Un dialogue peut s’instaurer. En partageant la parole, le jugement péremptoire diminue. Laissant ainsi plus de place aux argumentations fondées, étayées par des exemples ou des références extérieures. Cette « décentration » permet de distinguer et de protéger son moi de ses idées, comme le prônait Marc Aurèle.
Peaufiner son jeu d’acteur
En effet, nos idées appartiennent à un contexte et évoluent en fonction de divers facteurs internes et externes. On ne saurait donc juger quelqu’un sur un état de transitoire de sa pensée. Et comme le suggérait Sartre, ce n’est qu’à la fin d’une vie que l’on peut réellement embrasser la personnalité d’un individu à travers la somme de ses actes. Finalement, cette posture de distanciation et de décentration est la part réflexive qui conditionne nos actions. Et nous prémunit de certaines erreurs. De ce fait, la pratique théâtrale rassemble de nombreuses qualités pour s’entraîner à distinguer ce que l’on dit de ce que l’on est. En incarnant un personnage on expérimente la parole d’un·e autre et on travaille son jeu comme le théorisait Erving Goffman. Ainsi, on peut apprendre à poser sa voix, maîtriser sa gestuelle, sa prosodie, son ton etc.
La sincérité comme outil de partage
Enfin, l’ultime étape à travailler concerne la sincérité. Penser qu’il faille se cacher derrière des idées, sans les incarner, sans les porter vraiment ne conduit qu’à l’échec. Il faut être convaincant pour saisir son auditoire. C’est ainsi que se mesure la motivation et c’est ce qui donne aussi envie d’écouter quelqu’un. On se méfie toujours des artifices, mais lorsque la sincérité point, l’attention se déploie. En définitive, cet apport émotionnel reconnecte l’idée à soi de façon humaine et partageable avec les autres. D’ailleurs, le théâtre grec a théorisé le principe de catharsis comme moyen de convertir les passions en rhétorique, esthétique ou politique. De même, une prise de parole rassemble tout un auditoire autour d’idées et de sentiments universels et humains.
À vous la parole !
Bibliographie :
- Nicolas Journet, Le langage est-il naturel ?, décembre 1999/janvier 2000, Sciences Humaines Hors-série n°27 Le langage
- Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946
- Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, GF-Flammarion, 1999
- Nicolas de Boileau, Art poétique, Chant I, v. 147-207, Paris, GF, 1998
- Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne 1. la présentation de soi, Paris, Les éditions de Minuit, 1973
- Sur le web : L’émission Grand bien vous fasse d’Ali Rebeihi sur France Inter se penchait récemment sur cette question et proposait des pistes pour aider les jeunes. « Comment apprendre aux enfants et ados à parler en public ? » (16 janvier 2019)